L'organisation du travail et l'emploi


Nous concevrons dans ce chapitre l'organisation du travail comme une cause majeure de l'accroissement de la productivité du travail. Nous montrerons en quoi elle est liée à la diffusion du progrès technique, et enfin nous observerons l'évolution du monde du travail.

I. La division technique du travail

A. La division du travail dans la société

La division du travail in L'action Humaine

La situation économique la plus primitive consiste en l'autoconsommation de la production. Dans ce type d'économie les échanges ne peuvent se développer puisque chacun doit pourvoir par lui-même à tous ses besoins de consommation. C'est un peu Robinson Crusoë sur son île qui doit chasser, faire la cueillette, construire sa maison, un radeau, faire pousser des légumes, pêcher, etc ...

Mais une économie d'autosubsistance implique la consommation de tout ce que l'on produit. C'est un circuit dans lequel les seules fonctions sont celles de consommer et de produire, faute d'épargne (nécessaire à l'investissement donc à l'augmentation de la production) on parle aussi d'économie stationnaire. Il s'agit donc d'une économie de pauvreté puisqu'on produit avec difficulté, devant pourvoir à tous ses besoins sans donc pouvoir se spécialiser dans aucune tâche. Or comme nous l'avons vu en première, c'est par la spécialisation et l'échange que l'on peut mutuellement s'enrichir. Le passage à une spécialisation implique l'échange de sa production contre la production des autres donc l'existence d'une économie marchande, l'un n'allant pas sans l'autre.

Cette économie marchande elle-même implique la création de liens sociaux en dehors du groupe, de la tribu.

B. La division du travail dans l'entreprise

 

Si la division du travail et l'échange permettent d'augmenter la valeur crée, pourquoi ne pas la mener encore plus loin jusqu'à la spécialisation des tâches ?

La manufacture d'épingles

Dans ce cas la parcellarisation du travail permet d'augmenter la productivité :

          par un accroissement d'habileté chez chaque ouvrier individuellement ;

          l'épargne du temps qui se perd ordinairement quand on passe d'une espèce d'ouvrage à une autre ;

          l'invention d'un grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et qui permettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs.

 

Charles Babbage en étudiant en 1832 cette fameuse manufacture citée par Adam Smith dans son ouvrage le plus célèbre "La Richesse des Nations" (1776),  met en évidence un quatrième facteur, que l'on peut déduire de la loi des avantages comparatifs, à savoir que le coût d'opportunité d'une tâche déqualifiée est importante pour un personnel qualifié (ce coût sera ce que ce personnel ne gagnera pas en effectuant sa tâche qualifiée). C'est ce que l'on appelle le principe de Babbage : "subdiviser le travail permet de ne payer, pour une tâche, que le salaire le plus faible nécessaire à l'accomplissement de cette tâche." Il préfigure là la future Organisation Scientifique de Travail.

C. L'Organisation Scientifique du Travail

1. Le Taylorisme

 

Frederick Winslow Taylor (1856-1915) est un ingénieur américain qui va formaliser l'Organisation scientifique du travail (OST), prétendue objective et rationnelle. Taylor a observé et détaillé les opérations liées à une tâche pour simplifier le contenu, en déterminant les opérations inutiles qu'il convenait d'éliminer. L'OST repose sur une double division du travail :

 une division verticale du travail avec la séparation de la conception par les cols blancs de l'exécution par les cols bleus : "la direction se charge de recevoir tous les éléments de la connaissance traditionnelle relative à l'exécution, elle classe ces informations, elle en fait la synthèse et tire de ces connaissances des règles, des lois et des formules" ... Quant aux ouvriers, selon la formule de Taylor, "ils ne sont pas payés pour penser". Le chronométrage joue un rôle essentiel dans le découpage des tâches, la décomposition du travail sert de base à une analyse des unités élémentaires de travail et de leur enchaînement au terme duquel se trouve définie le "one best way".

 une division horizontale du travail, la parcellarisation des tâches proprement dite. Mais par rapport à la présentation que fait Adam Smith de cette forme de division du travail, Taylor ajoute un élément : un ouvrier et un seul se verra confier une seule des opérations élémentaires que la conception est parvenue à isoler.

    2. Le Fordisme

Henry Ford fondit la Ford Motor Company qui produit le fameux modèle T. Un seul type de véhicule produit de manière identique suivant les principes de l'OST. D'abord, en 1903, les châssis du modèle T étaient fixes et les équipes d'ouvriers devaient se déplacer autour pour effectuer leur travail. Ford considérait que la mobilité des ouvriers était une perte de temps. Il innove donc en 1913 avec le principe du travail à la chaîne. La division horizontale du travail reste en vigueur, par contre la division verticale change. Il n'est plus besoin d'ordonner la réalisation de tel nombre de pièces, de telle façon, dans un temps donné c'est désormais la chaîne mobile (le plus souvent un tapis roulant) qui apporte à l'ouvrier, sur place, en un mouvement continu, le châssis et les pièces détachées. Cette circulation économise du temps et des mouvements.

Cette organisation du travail permet une très forte augmentation de la productivité donc une valeur ajoutée croissante dont :

        une grande partie profite aux ouvriers sous forme de salaires plus importants (le "five dollars a day" de Ford) afin de pallier à la monotonie extrême du travail et de maintenir la motivation ;

        une autre partie profite aux consommateurs par la baisse du prix des produits que permet leur standardisation.

 

3. Des limites à l'OST

 

Le modèle traditionnel du travail décrivait un ouvrier entrant dans une entreprise et y restant jusqu'à sa retraite, toujours occupé à effectuer une seule et même tâche. Son salaire lui suffit bien pour vivre, mais son travail est pénible et monotone, il n'offre pas de perspective d'évolution ni de plan de carrière. Alors que les besoins physiologiques et de sécurité sont assurés par le travail, les besoins de reconnaissance et de réalisation auxquels aspirent un nombre croissant de travailleurs rendus plus prospères par le développement du capitalisme, ne sont pas satisfaits par le travail posté et donc la motivation au travail disparaît (selon la théorie popularisée par la fameuse courbe de Maslow). Le travail industriel dominé par l'OST fait donc face à un refus passif se manifestant par l'absentéisme, la négligence au travail ; puis par des actions plus dures des ouvriers tels le sabotage délibéré, les grèves dures, l'occupation des locaux avec des mots d'ordre comme "halte aux cadences infernales". Pour mettre fin à la monotonie et la pénibilité des tâches, la direction flexibilise le travail avec la rotation des postes, l'enrichissement des tâches. Enfin le travail industriel est délocalisé de plus en plus vers les pays en développement (Asie surtout) au grand dam de ceux qui en France hurlaient contre les cadences infernales et hurlent désormais contre la fuite des emplois vers l'Asie.

 

Cependant le déclin de l'OST n'est pas dû uniquement à la résistance du monde ouvrier, surtout en période de chômage. Ce sont d'abord les immense progrès de l'informatique et de l'électronique qui ont permis de grandes avancées dans l'automatisme, substituant du capital au travail. D'autre part l'OST est jugée trop rigide, car la production en grande série indifférenciée ne permet plus de répondre à la demande des consommateurs, lesquels deviennent plus exigants et changent vite de goût et de couleur.

Mais attention, si le taylorisme, puis le fordisme sont en perte de vitesse dans l'industrie des pays développés, ils se développent dans les PED, mais aussi dans le secteur tertiaire des pays développés (caissiers, centres d'appel, entretien des locaux, ...)

 

D. De nouvelles organisations du travail

 

1. Le Toyotisme                   

 

L'organisation de la production à la Japonaise nous fait immédiatement penser à la gestion par flux tendus s'opposant à la gestion par flux poussés, mais aussi à une plus grande motivation et à une plus grande participation des salariés dans l'organisation de leur travail, ce qui implique la capacité de changer de poste donc une plus grande qualification et une responsabilisation.

On parle de Toyotisme car cette organisation fut d'abord mise en place dans les usines Toyota à partir de 1962 et selon les préconisations de l'ingénieur Ohno.

 

Ce système passe par les 7 zéros :

            le 0 stock, produire à flux tendus c'est-à-dire en limitant au maximum le volume des stocks, car les stocks coûtent cher et les matières premières sont payées avant que les produits finis ne soient vendus. C'est là une caractéristique fondamentale du Toyotisme, on parle de production par l'aval puisqu'il s'agit de lancer la production à partir de la demande, chaque poste de production ne produit que ce qui est nécessaire au suivant, ce qui évite le coût des stocks et répond au mieux à la qualité recherchée ;

          le 0 défaut, produire au service de la qualité davantage qu'au service de la quantité, ce qui permet de coller aux nouvelles aspirations des consommateurs (options à la carte, par exemple) ;

            le 0 délai, on produit en "juste à temps" (JAT) car le client n'attend pas et n'hésite pas à aller voir ailleurs ;

           le 0 panne et le 0 accident, l'ouvrier est capable de déceler la panne, de la réparer et mieux de l'anticiper grâce aux fameux cercles de qualité qui sont des groupes de travail d'ouvriers réfléchissant aux moyens d'augmenter la productivité ;

           le 0 papier, système d'étiquette (kanban) et désormais mise en intranet des fabricants et fournisseurs pour fabriquer en "juste à temps", ainsi par l'EDI (échange de données informatisées,  une sortie de stock  chez un détaillant déclenche une commande de matière première chez le fournisseur et la fabrication chez le producteur ) ;

            le 0 mépris, il fait de chaque salarié le membre de la grande famille de l'entreprise, il sera consulté notamment à travers les cercles de qualité, la motivation va venir là de la participation de chacun à la conception du travail.

 

On pourrait ajouter que le Toyotisme conduit au  "0 coûts" car la recherche d'économies est constante ce qui pousse aussi à la productivité maximale mais aussi à la réduction des effectifs.

      

 

 

 Source : Annick Bourguignon, Le Modèle Japonais de gestion, La Découverte, 1993
 

2. De nouvelles structures d'organisation

 

Les structures d'organisation pyramidale de l'OST forment une chaine de commandement de type militaire, elles sont très peu flexibles et l'information n'y circule que de haut en bas. Le Toyotisme autorise une plus grande flexibilité, c'est-à-dire une capacité d'adaptation à un marché en évolution grâce à la gestion par l'aval, mais il permet aussi à la base de réagir à ces transformations pour s'adapter.

 

De plus en plus des structures par réseau s'organisent, on parle aussi de gestion par projet. Ce modèle d'organisation est à préconiser lorsque les connaissances  (brain) à mobiliser pour le projet sont importants, par exemple lorsque la somme des savoirs à mettre en oeuvre sur un projet dépasse les compétences de la hiérarchie.

On pourra par exemple lancer un logiciel avec une équipe formée de salariés des services conception, programmation, commercialisation. Le portefeuille de compétences va plus loin puisque le responsable hiérarchique va proposer au responsable projet des salariés dans les différents services que le responsable projet pourra prendre ou non dans son équipe. Le responsable projet organisera son portefeuille de compétences selon ses objectifs.

L'entreprise en réseau s'appuie sur les partenariat avec les sous-traitants, les franchisés, les détaillants, l'ensemble fonctionne suivant les contrats passés et non selon un système de hiérarchie, les sous-traitants et détaillants ne sont en effet pas sous les ordres de la hiérarchie de l'entreprise avec laquelle ils passent des contrats.

 

II. L'évolution de l'emploi en France

A. Généralités sur l'emploi

1. Analyse de la population active

 

La population totale se compose de :

                    la population inactive composée de personnes âgées de moins de 15 ans, des retraités, des élèves et étudiants, des hommes ou femmes au foyer ;

                    la population active se compose des personnes de 15 ans et plus qui exercent une activité professionnelle (population active occupée) ou sont au chômage (population active inoccupée).

 

Une organisation internationale, le Bureau International du Travail BIT, a proposé une définition commune à tous les pays pour faciliter les comparaisons. Pour être reconnu chômeur, il faut remplir quatre conditions :

                              être dépourvu d'emploi ;

                             être à même de travailler ;

                             chercher un emploi rémunéré ;

                              être à la recherche effective de cet emploi

 

L'INSEE mesure chaque année au mois de mars la Population Sans Emploi à la Recherche d'un Emploi (PSERE). La PSERE est une mesure qui tient compte des conditions définies par le BIT auxquelles s'ajoutent la nécessité d'être disponible sous quinze jours pour occuper un emploi et les personnes prises en compte ne doivent pas avoir travaillé ne serait-ce qu'une heure durant la semaine de référence qui précède l'enquête.

2. Quantité de travail et taux d’activité

On définira l’indicateur taux général d’activité = effectif global de la population active/effectif de la population totale x 100.

 

Population active
Hommes
Femmes
1806
58%
29%
1911
67%
36%
1962
58%
28%
1996
50%
38%

Source : Claude Thélot et Olivier Marchand, Le travail en France (1800-2000)

 

L'évolution du taux d'activité résulte pour partie de nouveaux comportements au travail au sein de la population active :

                   l’allongement des études retarde l’âge d’entrée sur le marché du travail ;

                  l’âge de la retraite est passé de 65 ans à 60 ans en 1982, en même temps certaines catégories dans la fonction publique prennent leur retraite plus tôt (cheminots, policiers, …) et des formules de retraite anticipée se développent ;

                     par contre le modèle de la femme active se développe.

 

3. La durée du travail

Le travail fournit dépend des effectifs au travail et de la durée de travail, mais aussi de la productivité du travail. Effectivement les gains de productivité du travail peuvent être rémunérés par une hausse des salaires (en théorie néo-classique le salaire est égal à la productivité marginale du travail), mais ils peuvent l'être aussi par une baisse de la durée du travail. Les études statistiques nous montrent qu'entre 1896 et 1995 la productivité horaire moyenne du travail a été multipliée par 13, donc le même volume de production pourrait être obtenu 13 fois plus vite. Dans le même intervalle le PIB a été multiplié non pas par 13 mais par 9, mais les actifs ont aussi augmenté de 20 %, une partie de la hausse de la productivité a donc été consacrée à la baisse de la durée effective de travail.

Effectivement, celle-ci passe, en France, de 39 heures par semaines à 35 heures le ler janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés, et en 2002 pour les autres. Mais la durée effective de travail ne coïncide pas avec la durée légale, cette durée effective doit en effet tenir compte des heures supplémentaires, mais aussi des congés, des temps partiels, des grèves et de l’absentéisme. La durée annuelle effective du travail est passée de 2 700 heures au début du siècle à 1 519 heures en 1997 et la durée d'activité baisse également.   

   

Source : Claude Thélot et Olivier Marchand, Le travail en France (1800-2000)

 

Les 35 heures en question

B. Le développement du salariat

1. Le contrat de travail

Chacun disposant de sa force de travail possède le droit d'en faire l'usage qui lui convient. Il peut la mettre au service de la création de sa propre activité, on parlera de travail indépendant, ou la mettre à disposition d'un employeur contre rémunération, on parlera de salariat.

Mais la possibilité de conclure librement un contrat de travail entre employeur et salarié, c'est-à-dire transformer la force de travail en une marchandise faisant l'objet d'un marché n'allait pas de soi. En effet, avant La loi Le Chapelier du 14 juin 1791 l'activité professionnelle était régie par la corporation et un contrat ne pouvait fixer librement les relations entre employeurs et employés, de même les membres de la corporation fixaient les usages à respecter pour exercer et rendaient souvent héréditaire l'accès au métier.

 

Des professions organisées

 

Les métiers exercés librement étaient rares, la plupart des métiers étaient statués c'est à dire qu'ils supposaient des statuts définissant leur activité et une organisation immuable. A la tête des métiers statués : le maître, ses ouvriers embauchés le plus souvent pour une durée renouvelable d'un an, puis les compagnons et les apprentis. Les compagnons pouvaient devenir maître après une la réalisation du chef d'oeuvre, une épreuve coûteuse que le plus souvent seuls des membres de la famille des maîtres pouvaient présenter. Les métiers statués étaient organisés en plusieurs corporations, chacune sous l'autorité d'une jurande qui possède le monopole de la production et contrôle la qualité des produits de ses membres.

 

Le contrat de travail permet de supprimer les coûts de transaction en évitant de réaliser un contrat pour chaque tâche précise réalisée par le salarié, il suppose en effet un lien de subordination donc que le salarié réalise les travaux demandés par son employeur.

Mais en réalité le principe d'autonomie de la volonté des contractants a été fortement remis en cause, la relation de travail dépend beaucoup moins du contrat de travail que de la législation du travail et des conventions collectives imposées par les syndicats. Le travail perd son caractère de marchandise dont le prix varie en fonction de l'offre et de la demande, mais face à la rigidification du travail des phénomène de fuite apparaissent (délocalisation vers les PED, peur d'embaucher, recours aux contrats précaires, chômage).

 

2. Déclin des indépendants, montée du salariat

 

La France comptait environ 56 % de salariés au début du siècle, 62 % en 1950 et 90 % en 2000.  Les 10 % restants sont ce que l'on appelle les indépendants,  ils regroupent les professions non salariées et plus particulièrement des agriculteurs exploitants, des commerçants et artisans dans une moindre mesure, alors que les professions libérales représentent un poids plus important et leur proportion devrait croître. Le poids des charges sociales et des réglementations permet une résurgence des ces professions avec le développement de la sous-traitance, de l’essaimage et du télétravail notamment. Parmi les salariés, on note la diminution du nombre des ouvriers depuis 1975 et simultanément; l'augmentation des effectifs d'employés, de professions intermédiaires et de cadres.

C. Un développement de l'emploi tertiaire

L'évolution de la population active par secteurs a été décrite par Jean Fourastié. L’enrichissement de la population induit un développement du secteur tertiaire, dopé par la nouvelle économie. Ce secteur correspond aux diverses activités de service tels la culture, les loisirs, la santé, les travaux à domicile et le bricolage, l’informatique, etc ...

La concurrence implique également la recherche de nouvelle sources de compétitivité et permet de développer des activités comme celles des consultants, des agences de publicité, des concepteurs de sites webs, la tertiarisation va alors de pair avec le développement d’entreprises dont le capital principal est la matière grise ou la spécialisation.

Source : Claude Thélot et Olivier Marchand, Le travail en France (1800-2000)

En 1997, 69 % environ des actifs français étaient occupés dans le secteur tertiaire (73 % aux États-Unis en 1995), contre seulement 14,5 % en 1806.

 

III. Les nécessités d'un travail plus flexible                                              

 A. Les implications du Fordisme dans le mode de croissance

L'organisation fordiste de la production joint au développement de l'Etat-Providence produisent des effets convergents sur le mode de croissance d'après-guerre dans les pays développés et plus particulièrement en France.

1. La consommation de masse   

D'abord le Fordisme amorce une ère de consommation de masse par la mise sur le marché de produits standardisés, issus d'une production faisant jouer à plein les économies d'échelles et les effets d'expérience. La hausse de la productivité permet ainsi une croissance dont profitent largement les salariés qui acceptent des conditions de travail basées sur la répétition et ne nécessitant pas de qualification. Elle profite aussi aux consommateurs dont le pouvoir d'achat augmente de par les prix modérés des produits fabriqués selon l'OST. Le niveau de vie augmente donc grâce à un niveau d'équipement plus important en produits standardisés mais aussi grâce à des salaires plus importants dans un contexte où l'insécurité de l'emploi est quasiment absent.

Effectivement, la faiblesse des qualifications n'est pas un barrage à l'emploi et la demande de travail excède l'offre ce qui pousse les salaires à la hausse et conduit même au développement d'une main d'oeuvre immigrée.

2. La vision particulière du Fordisme par les théoriciens de la régulation

Les théoriciens de la régulation décrivent le système économique qui résulte des garanties de l'Etat-Providence et qui n'est plus à proprement parler un mode de régulation par le marché. Ils s'inspirent des travaux du marxiste italien Antonio Gramsci, lequel avait considéré dans les années 30 que le Fordisme en permettant l'augmentation du pouvoir d'achat des travailleurs empêchait la crise de surproduction qui devait mener à la chute du capitalisme.

Effectivement l'école de la régulation d'inspiration keynésiano-marxiste soutient ce qu'elle appelle "un mode de régulation fordiste" basé sur la garantie par l'Etat de droits positifs (contre les droits naturels) tels que le droit au travail et plus particulièrement le droit au CDI, l'indexation des salaires sur les prix et le développement du revenu socialisé (c'est à dire la prise en charge par la sécurité sociale de revenus versés en dehors des périodes d'activité et prélevé sur les revenus d'activité : maladie, chômage, retraite).

Dans une conception marxiste les théoriciens de la régulation considèrent que le rapport employeurs-salariés est marqué par la lutte des classes et que l'Etat doit intervenir pour que le salaire ne soit pas fixé par le marché mais par le jeu des conventions collectives décidées par les syndicats. Ils s'intéressent à la répartition de la valeur ajoutée et favorisent une pression directe pour que la part revenant aux salaires augmente vis-à-vis de la part revenant aux profits.

Dans une conception keynésienne ils appuient des politiques de redistribution favorables à ceux dont la propension à consommer est la plus faible (les plus pauvres) afin de relancer l'économie.

 

Il faut noter que le magazine "Alternatives Economiques" est animé par des membres de ce courant de pensée, lequel est hégémonique en France et nourrit les thèses anti-mondialisation d'ATTAC. Leur position actuelle consiste à défendre la perpétuation de ce qu'ils appellent la croissance fordiste (en déplorant les affres de l'OST), ce qui les amène à dénoncer :

        la mondialisation, laquelle remet en cause les politiques de relance keynésienne et les politiques industrielles protectionnistes par nature, s'inspirant des théoriciens de l'impérialisme ils vont jusqu'à considérer la mondialisation comme une exploitation des richesses des PED et une destruction des modes de solidarité traditionnel (Polanyi)  ;

        la "marchandisation" du travail c'est-à-dire l'ouverture du monde du travail à la flexibilité avec la délocalisation de la demande de travail (présentée comme exploitation des pauvres des PED), mais aussi avec le développement des CDD et le travail en tant que condition des revenus ;

       le contractualisme remettant en cause le rôle des partenaires sociaux au profit des relations contractuelles et de la notion d'autonomie de la volonté (chacun ne peut s'engager que par un acte de volonté), ce qui conduit à contourner le droit du travail et à briser le monopole de la Sécurité sociale en faveur de couvertures individualisées (exemple des fonds de pension en matière de retraite) ;

        le néolibéralisme dont la politique de libéralisation se fonde sur les échecs de l'Etat-Providence et de l'économie administrée, en conséquence les théoriciens de la régulations nient l'existence d'une trappe à la pauvreté, de la courbe de Laffer et inspirent la partie des théoriciens de la croissance endogène qui font de l'Etat le moteur de la croissance équilibrée et durable, tout en insistant sur les externalités négatives du marché ;

        l'antifiscalisme, car ils considèrent toute mesure de réduction de la fiscalité et des prélèvements sociaux comme favorables aux riches, a contrario ils soutiennent la hausse des prélèvements obligatoires.

 

 

B. La fin du pacte Fordiste ?

 

1. Une concurrence mondialisée

 

Outre l'influence des nouvelles organisations du travail favorisant réduction des coûts et flexibilités, deux autres grappes de phénomènes poussent à l'abandon du pacte fordiste.

D'abord et surtout l'ouverture des frontières et l'intensification de la concurrence mondiale, joint à des exigences de la consommation favorisant désormais la qualité à la quantité changent la donne dans les pays industrialisés dans le sens où il n'est plus possible de favoriser une production standardisé et peu flexible.

Mais aussi la fin du règne de ce que Galbraith appelait la technostructure, c'est-à-dire la toute puissance de dirigeants salariés qui ont longtemps imposés leurs desiderata, détournant aux objectifs de rémunération et de prestige une part importante des résultats aux dépens des actionnaires floués dans le versement des dividendes. La corporate governance, permise notamment par les grands fonds de pension gérant l'argent des retraite par capitalisation, marque un retour au pouvoir des actionnaires qui exigent un rendement élevé pour leurs actions et n'hésitent pas à évincer les dirigeants.

 

2. De la consommation de masse fordiste à la flexibilité toyotiste

 

L'organisation du travail est donc modifiée en profondeur et favorise la diminution des coûts et l'augmentation de la rentabilité. Pour ce faire l'entreprise cherche particulièrement en France,  à limiter sa masse salariale par le recours à l'impartition, c'est-à-dire à faire réaliser par d'autres entreprises ce qu'elle faisait elle-même avec des salariés qu'elle embauchait. Elle se recentre ainsi sur son métier et fait sous-traiter par d'autres entreprises des tâches telles que la production ou externalise des activités de service (nettoyage, restauration, gardiennage, entretien du parc informatique, conception de la publicité, ...). La sous-traitance permet ainsi une flexibilité qu'empêche le contrat de travail réglementé à la française.

La recherche de la flexibilité passe par moins de CDI et plus de CDD et de contrats temporaires, il s'agit là de faire varier le nombre de salariés en fonction du volume d'activité, mais ceci génère donc une précarisation du travail. On estime ainsi que la part des emplois précaires en France est passée de 6 % de l'ensemble des salariés en 1985 à 14 % en 2001.

Cette situation souvent décriée est devenue courante particulière en France, car le coût du travail salarié y est élevé à cause du poids des prélèvements sociaux et la réglementation du travail est très rigide. La concurrence de pays plus libéraux où l'embauche n'est pas découragée, notamment par la difficulté de licencier, fait que la plus grande réduction des coûts et le retour à la flexibilité passe par la baisse des effectifs salariés.

 

Une autre histoire triste circule à propos d'un patron qui aurait voulu embaucher un smicard dans sa moyenne entreprise de 49 personnes. L'histoire ne dit pas non plus qu'elle était la structure de salaires dans cette firme, mais nous pouvons fixer le montant de la masse salariale brute à 10.000.000 de francs. La loi oblige les entrepreneurs à avoir un comité d'entreprise au delà de 49 personnes. Ce comité vit d'une dotation pour ses activités et son fonctionnement. Cette dotation se calcule comme un pourcentage de la masse salariale. Le taux minimal en vigueur est de l'ordre de 1% de la masse salariale. L'embauche de ce chômeur à un salaire égal au SMIC aurait entraîné un surcoût annuel de 100.000 francs. Le coût réel de ce nouvel employé aurait été de 205.737 francs par an, soit un coût mensuel de 17.145 francs par mois. Le pouvoir d'achat de cet employé se serait élevé à 4.067 francs (en tenant compte de la taxe à la valeur ajoutée). Soit 23,72% de son coût réel pour l'employeur... L'histoire prétend que la personne en question cherche toujours un emploi.

 

Action ou taxation, le défi fiscal français, par Frédéric Sautet et Philippe Lacoude, 1996

 

 

 

Le cabinet de consultant Bernard Bruhnes distingue cinq formes de flexibilités :

 

·         La flexibilité fonctionnelle : personnel polyvalent pouvant facilement changer de postes (ex : Allemagne et Suède)

·         La flexibilité quantitative interne : modulation du temps de travail par des mesures de réduction ou d'annualisation.

·         La flexibilité salariale où les rémunérations varient en fonction des performances individuelles et des résultats de l'entreprise

·         La flexibilité quantitative externe : les effectifs fluctuent en fonction des besoins (CDD, intérim ou licenciements - ce type est utilisé en GB ou aux USA)

·         L'externalisation de certaines activités permet à l'entreprise de minimiser les risques en faisant supporter les efforts de flexibilité par d'autres entreprises (sociétés de services, s sous-traitants).

 

3. Le dualisme du marché du travail

 

Mais la flexibilité ne concerne pas tout le monde. Elle est absente de la fonction publique et des entreprises publiques attachées à leurs "acquis sociaux" et dans le secteur privé elle concerne davantage les entreprises sous-traitantes que les donneurs d'ordres.  Apparaît selon la théorie de Piore et Doeringer un dualisme du marché du travail avec d'un côté ce qu'ils appellent un marché primaire pour les emplois stables et un marché secondaire pour les emplois instables et précaires. La notion de working poors s'applique aux salariés travaillant sur ce marché secondaire. Les Keynésiens rebondissent sur le dualisme du marché du travail pour attribuer la "croissance molle" a un pouvoir d'achat limité des working poors. Paradoxalement la croissance américaine est systématiquement supérieure à la croissance européenne alors que certains y attribuent le plein emploi aux working poors, qu'en est-il en vérité ?

 

 

C. L'évolution de l'organisation du travail et la mentalité ouvrière

Les nouvelles formes d'organisation du travail dans les pays développés impliquent une hausse des qualifications de la main d'oeuvre. Dans un contexte d'augmentation des qualifications, l'accès à la formation initiale se massifie et la durée des études s'allonge. Selon Pialloux et Goux, les ouvriers et techniciens d'aujourd'hui sont formés lors d'apprentissages qui vont du BEP au BTS, ils acquièrent donc une formation économique les sensibilisant à la productivité et à la qualité. En résulte une vision très différente de celle de l'ouvrier traditionnel syndiqué, lequel estime  que la solidarité de classe implique de ne pas travailler trop vite pour que tous puissent suivre les cadences. Alors qu'ouvrier et technicien qualifiés sont plus individualistes et actifs dans leur production, l'ouvrier de l'OST en reste à une conception de lutte des classes et marque son appartenance au groupe et son opposition au patronat.

 

Evolution du niveau de formation

 

En1954, 80 % des actifs possèdent au plus le certificat d’études primaire et seulement 6 % ont bénéficié d'une formation continue.

En 1996, 20 % des actifs sont diplômés de l'enseignement supérieur, 33 % possèdent un CAP ou BEP et 29 % n'ont aucun diplôme.

 

A cela on peut rajouter la moyennisation de Henri Mendras dans laquelle l'ouvrier qualifié de par sa formation, sa conscience et ses préoccupations ainsi que son niveau de vie, intègre la classe moyenne de la population française.

Source : Claude Thélot et Olivier Marchand, Le travail en France (1800-2000)

 

 

D. Le retour des indépendants ?

1898 marque, en France, la naissance de la notion de contrat de travail moderne. Aujourd'hui, le retour annoncé du contrat de louage (le travail est une simple transaction marchande) est-il le premier signe d'un grand chambardement ? Quand, le 9 avril. 1898, est votée la loi sur les accidents du travail, le texte pose le principe du lien de subordination, en échange de la sécurité, un point central de notre droit du travail. Le travailleur blessé est assuré d'être indemnisé par son employeur. Avant, il devait prouver la faute de celui­ci pour obtenir des compensations. Dans la foulée, le XXième siècle sera marqué par la volonté des partenaires sociaux de garantir la sécurité de la relation salarié/employeur en dessinant un cadre collectif.

En ce début de XXième siècle, l'aspiration à l'indépendance tend à supplanter le vieux principe de subordination. 

 

In Enjeux, février 2001

Le travail est une marchandise comme une autre