Le partage du pain
Imaginons la scène suivante : un individu doit partager une baguette de pain avec un groupe de personnes tendant désespérément les mains. Il n'y a pas beaucoup de solutions viables à ce problème. C'est pourquoi il vaut mieux éviter d'en arriver à une telle situation dont il est difficile de se tirer sereinement.
Pressé par la détresse des autres, à laquelle personne ne peut être insensible, le porteur de la baguette choisit de partager le pain, donnant à toute le monde une part égale. Il décide d'attribuer une part égale car, dans ce contexte, celui qui veut manger plus le ferait nécessairement au détriment d'un autre qui sera condamné à manger moins. Or rien ne peut justifier une telle inégalité a priori.
La perspective de ce don, aussi faible soit-il, attire d'autres personnes dans le groupe trop heureux de voir de la nourriture ainsi " tomber du ciel ". Les parts se rétrécissent …
Il est clair qu'une fois la baguette de pain entièrement consommée, le problème de la satisfaction des besoins du plus grand nombre demeure. L'aide d'urgence ne s'est pas attaquée à la cause, mais à l'effet.
Une fois le partage effectué, le problème de la production reste entier. Ce qui est normal : dans l'urgence, on n'a guère le temps de résoudre tous les problèmes. Mais il n'y a plus de baguette à partager cette fois-ci. Ainsi si le sous-développement appelle l'aide, l'aide et la charité elles seules ne permettent pas de sortir du sous-développement.
Si l'on veut réellement lutter contre la misère, il faut considérer la dimension économique du problème.
Cette dimension s'inscrit comme toujours dans la durée, non dans l'urgence, ce qui implique de se poser la question de la production des richesses.
Tout d'abord, un besoin n'est jamais assouvi une fois pour toutes. Cette réalité économique est donc d'essence dynamique. Lorsque l'on sort de table, le problème de la faim devient une question secondaire... jusqu'au retour de l'appétit et la perspective du prochain repas.
Il est dans la nature de l'homme d'avoir des besoins chroniques, ce qui implique de mettre en oeuvre des capacités de production durables qui généreront des flux de revenus réguliers.
C'est ce qu'on appelle un investissement : mettre en place des capacités de production qui ne servent pas qu'une fois. La question de la mise en oeuvre des capacités de production des richesses surdétermine donc le partage et la répartition de cette production.
Dans notre exemple imaginaire, le partage dans l'urgence de la baguette de pain s'apparente au partage du travail dont la loi sur les 35 heures en France fut une illustration parfaite. Loin de créer du travail, elle permet de partager la pénurie. Cette pratique, qui revient à déguiser le chômage, est loin de créer du travail puisque l'emploi naît de la mise en place de capacités productives viables. Le partage autoritaire du travail est un rationnement. Comme tout rationnement, c'est une façon de se résigner á la misère. L'unique solution viable à terme est de dire aux individus formant mon groupe imaginaire : nous allons nous retrousser les manches, non pas pour tendre les mains en attendant que le pain tombe du ciel, mais pour en produire. Que chacun s'attelle à une tâche. Untel laboure la terre et sème le blé tandis qu'un autre fabrique un four. Untel produit la farine tandis que l'autre s'occupe du moulin. C'est une phase cruciale d'investissement qui se traduit par la constitution d'un potentiel productif. C'est dur car les gens ont faim ; mais il leur faut d'abord travailler pour constituer ce potentiel.
Celui-ci est à la fois constitué par des équipements et des outillages (du travail accumulé par les générations précédentes), mais aussi par des compétences et de la motivation, c'est-à-dire l'énergie humaine. C'est ce que les économistes appellent dans leur jargon le " capital humain ". L'accumulation de capital humain conditionne le démarrage de tout processus économique.
À l'issue de cette phase, notre groupe dispose, non pas d'une baguette de pain à partager, mais de plusieurs baguettes que chaque membre du groupe pourra au choix consommer, stocker ou échanger. Dans ce cas, il est tout à fait possible qu'un individu mange plus de pain qu'un autre sans que cela se fasse au détriment de quelqu'un en particulier. S'il est plus productif, il aura produit plus de baguettes. Mais ces baguettes additionnelles n'ont pas été prélevées sur les autres : elles sont une richesse supplémentaire. Des inégalités apparaissent mais elles ne sont plus intolérables, étant liées á des différences de talents, de travail et de productivité. Ainsi, les différences de niveau de vie résultent elles-mêmes de différences dans l'effort, la productivité et le talent. Elles ne doivent plus être considérées comme des inégalités. C'est pourquoi il existe des différences de revenu dans une économie en croissance. Il faut donc veiller à ne pas lutter aveuglement contre les inégalités de revenu au risque de mettre en péril le processus de création de richesses lui-même. Croissance économique et différences de revenu sont deux dimensions d'un même processus.
Parce que le groupe fictif dispose d'une capacité de production de pain qu'il a lui-même mis en oeuvre, il n'a plus à partager ni à subir la pénurie. Le niveau de vie du groupe a augmenté, non pas par magie, mais sous l'effet d'un investissement qui s'est avéré productif. Il est possible que le groupe arrête un jour d'investir, croyant pouvoir se reposer sur ses stocks de baguette. Mais, il prend le risque de se trouver un jour dans la même situation qui l'a conduit à se poser la question du partage de la dernière baguette de pain.
Car les enfants, ou les enfants des enfants, n'auront pas connu les premiers temps difficiles où le groupe devait se contenter de la première baguette de pain. Il leur sera bien tentant de croire que l'abondance de pain est un état naturel et éternel ; et qu'il suffit de partager le pain pour rendre tout le monde heureux. Et si c'est aussi facile, pourquoi travailler ? Après tout, on ne dispose que d'une vie... C'est là que l'éducation prend toute son importance.
Et c'est là que l'on voit que l'éducation a nécessairement une dimension économique : les générations doivent se transmettre, non seulement un capital productif, mais aussi la connaissance qui a aboutit à la production et l'accroissement de ce capital. C'est le message du laboureur á ses enfants dans la fameuse fable de jean de La Fontaine, fable majestueuse qui vaut tant de nos démonstrations économiques sophistiquées.
Cet exemple simple est destiné á rappeler que la richesse n'est jamais acquise. On a tendance à l'oublier quand on emploie les expressions de " pays riches " ou " pays pauvres " comme si cette distinction était donnée une fois pour toutes. Il faut bien reconnaître que les américains consacrent une part importante de leur temps au travail et une part non négligeable de leur revenu à l'investissement. Ils ne sont pas riches par hasard ou par miracle.
C'est pourquoi il y a toujours un grand danger á rogner sur le capital, à " manger le capital ". Par contre, si notre société fictive a bien compris l'origine de son accroissement de niveau de vie, elle fera en sorte de restaurer les conditions d'une croissance durable. Le capital s'use et il faut veiller à le remplacer et à le faire évoluer. Il faut aussi transmettre les connaissances acquises aux générations nouvelles.
On ne doit donc jamais cesser d'investir. Certes, aucun individu ne désire manger plusieurs baguettes de pain par jour. Les individus peuvent donc se spécialiser dans d'autres productions et échanger pour diversifier leur consommation. C'est aussi le signe évident de la progression de leur niveau de vie : non seulement, ils peuvent consommer plus de pain, mais ils ont aussi accès á une variété de produits accrue par le jeu des échanges.
Les individus pourront, sous l'effet de cette productivité accrue, travailler moins s'ils le désirent ; car la finalité de la vie n'est pas, en effet, de se tuer au travail. Dans ce cas précis, cette réduction du temps de travail ne résulte pas d'un partage a priori et autoritaire de la pénurie. Ce n'est pas du chômage déguisé, c'est du temps gagné ! Et seule la productivité permet de gagner du temps. Cette réduction du temps de travail est donc une retombée positive et souhaitable de la croissance économique.
Au bout de quelques générations, il se peut que les individus oublient l'origine de leur niveau de vie, tenant pour acquise la disposition de richesses illimitées qu'il suffirait de partager équitablement. Et si, en transmettant le patrimoine acquis au prix d'un combat incessant contre la nature, les individus oublient de transmettre les connaissances qui ont permis de faire fructifier ce patrimoine, le risque est grand de faire péricliter la prospérité. C'est sans doute pourquoi les plus grandes civilisations finissent par décliner un jour.
Jean-Louis CACCOMO, La Troisième Voie, impasse ou espérance, 2006
1. Pourquoi la question de la répartition constitue-t-elle
un problème économique secondaire ?
2. Le développement s'accompagne-t-il d'une augmentation
des inégalités, pourquoi ?
3. Quelles sont les risques potentiels d'une politique
volontariste de lutte contre les inégalités ?
4. En quoi le développement n'est-il pas irréversible
?