La praxéologie s'occupe des actions d'hommes en tant qu'individus. C'est seulement dans le cours ultérieur de ses investigations que la connaissance de la coopération humaine est atteinte, et que l'action en société est traitée comme un genre spécial de la catégorie plus universelle de l'agir humain comme tel.
Cet individualisme méthodologique a été l'objet d'attaques véhémentes de la part de diverses écoles métaphysiques, et dénigré comme une erreur nominaliste. La notion d'individu, disent les critiques, est une abstraction vide de sens. L'homme réel est nécessairement toujours le membre d'un ensemble social. Il est même impossible d'imaginer l'existence d'un homme séparé du reste du genre humain et non relié à la Société. L'homme, comme homme, est le produit d'une évolution sociale. Son caractère éminent entre tous, la raison, ne pouvait émerger qu'au sein du cadre social de relations mutuelles. Il n'est pas de pensée qui ne dépende de concepts et de notions de langage. Or le langage est manifestement un phénomène social. L'homme est toujours le membre d'une collectivité. Comme le tout est, tant logiquement que temporellement, antérieur à ses parties ou membres, l'étude de l'individu est postérieure à l'étude de la société. La seule méthode adéquate pour le traitement des problèmes humains est la méthode de l'universalisme ou collectivisme.[1]
Or la controverse pour établir la priorité logique du tout ou de ses membres est vaine. Logiquement, les notions de tout et parties sont corrélatives. En tant que concepts logiques ils sont l'un et l'autre hors du temps.
Non moins dépourvue de relation avec notre problème est la référence à l'antagonisme entre réalisme et nominalisme, ces deux termes étant pris au sens que la scolastique médiévale leur attachait. Il n'est pas contesté que dans le domaine de l'agir humain les entités sociales aient une existence réelle. Personne ne se risque à nier que les nations, États, municipalités, partis, communautés religieuses soient des facteurs réels déterminant le cours d'événements humains. L'individualisme méthodologique, loin de contester la signification de tels ensembles collectifs, considère comme l'une de ses tâches principales de décrire leur naissance et leur disparition, leurs structures changeantes et leur fonctionnement. Et il choisit la seule méthode apte à résoudre ce problème de façon satisfaisante.
Tout d'abord nous devons prendre acte du fait que toute action est accomplie par des individus. Une collectivité agit toujours par l'intermédiaire d'un ou plusieurs individus dont les actes sont rapportés à la collectivité comme à leur source secondaire. C'est la signification que les individus agissants, et tous ceux qui sont touchés par leur action, attribuent à cette action, qui en détermine le caractère. C'est la signification qui fait que telle action est celle d'un individu, et telle autre action celle de l'État ou de la municipalité. Le bourreau, et non l'État, exécute un criminel. C'est le sens attaché à l'acte, par ceux qui y sont impliqués, qui discerne dans l'action du bourreau l'action de l'État. Un groupe d'hommes armés occupe un endroit. C'est l'interprétation des intéressés qui impute cette occupation non pas aux officiers et soldats sur place, mais à leur nation. Si nous examinons la signification des diverses actions accomplies par des individus, nous devons nécessairement apprendre tout des actions de l'ensemble collectif. Car une collectivité n'a pas d'existence et de réalité, autres que les actions des individus membres. La vie d'une collectivité est vécue dans les agissements des individus qui constituent son corps. Il n'existe pas de collectif social concevable, qui ne soit opérant à travers les actions de quelque individu. La réalité d'une entité sociale consiste dans le fait qu'elle dirige et autorise des actions déterminées de la part d'individus. Ainsi la route pour connaître les ensembles collectifs passe par l'analyse des actions des individus.
Comme être pensant et agissant l'homme émerge de son existence préhumaine déjà en être social. L'évolution de la raison, du langage, et de la coopération est le résultat d'un même processus ; ils étaient liés ensemble de façon indissociable et nécessaire. Mais ce processus s'est produit dans des individus. Il a consisté en des changements dans le comportement d'individus. Il n'y a pas de substance dans laquelle il aurait pu survenir, autre que des individus. Il n'y a pas de substrat pour la société, autre que les actions d'individus.
Le fait qu'il y ait des nations, des États et des églises, qu'il existe une coopération sociale dans la division du travail, ce fait ne devient discernable que dans les actions de certains individus. Personne n'a jamais perçu une nation sans percevoir ses membres. En ce sens l'on peut dire qu'un collectif social vient à l'existence par la voie des actions d'individus. Cela ne signifie pas que l'individu soit antécédent dans le temps. Cela signifie seulement que ce sont des actions définies d'individus qui constituent le collectif.
Il n'est pas besoin de discuter si le collectif est la somme résultant de l'addition de ses membres ou quelque chose de plus, si c'est un être sui generis, et s'il est ou non raisonnable de parler de sa volonté, de ses plans, de ses objectifs et actions, et de lui attribuer une « âme » distincte. Ce langage pédantesque est oiseux. Un ensemble collectif est un aspect particulier des actions d'individus divers et, comme tel, une chose réelle qui détermine le cours d'événements.
Il est illusoire de croire qu'il est possible de visualiser des ensembles collectifs. Ils ne sont jamais visibles ; la connaissance qu'on peut en avoir vient de ce que l'on comprend le sens que les hommes agissants attachent à leurs actes. Nous pouvons voir une foule, c'est-à-dire une multitude de gens. Quant à savoir si cette foule est un simple attroupement, ou une masse (au sens où ce terme est employé dans la psychologie contemporaine), ou un corps organisé ou quelque autre sorte d'entité sociale, c'est une question dont la réponse dépend de l'intelligence qu'on peut avoir de la signification que les gens assemblés attachent à leur présence. Et cette signification est toujours dans l'esprit d'individus. Ce ne sont pas nos sens, mais notre entendement — un processus mental — qui nous fait reconnaître des entités sociales.
[1] Par méthode de l'universalisme ou collectivisme, l'auteur parle de ce que l'on a appelé la méthode holiste.
Ludwig VON MISES, L'Action Humaine
1. Pourquoi peut-on dire que l'homme est un être social ?
Membre d'une collectivité, il utilise le langage qui est lui-même un phénomène social.
2. "Car une collectivité n'a pas d'existence et de réalité, autres que les actions des individus membres. La vie d'une collectivité est vécue dans les agissements des individus qui constituent son corps. Il n'existe pas de collectif social concevable, qui ne soit opérant à travers les actions de quelque individu. La réalité d'une entité sociale consiste dans le fait qu'elle dirige et autorise des actions déterminées de la part d'individus."
Cette phrase implique t-elle l'utilisation de la méthode holiste, pourquoi ?
3. Un déserteur en temps de guerre est fusillé, peut-on dire là qu'il s'agisse d'une décision de l'Etat ou d'individus, l'Etat existe-t-il donc réellement en tant que corps social ?
A partir des phrases en gras nous pouvons dire que l'action d'un corps social n'est discernable que lorsque des individus prétendent agir non en leur nom propre mais au nom de ce corps social. On parlera ainsi de l'action d'un individu en tant que citoyen, c'est-à-dire d'un individu qui se sent membre d'un corps social et qui agit persuadé de son devoir de faire respecter "la volonté de la société" s'il est démocrate. Il n'agirait pas là contre sa volonté individuelle, il se sentirait citoyen avant d'être individu et adhère au projet social commun. Si il cesse d'y croire, le corps social perd sa légitimité. Tout corps social n'existe donc que par l'intermédiaire de ceux qui s'en réclament dans leurs actions. Si nul individu ne s'en réclamait il cesserait d'exister (idéalisme), il ne peut donc être étudié qu'à partir de l'individu et non pas à partir de lui-même.
De même une langue n'existe qu'à partir des individus qui la parlent, si ils cessent de la parler, elle cesse d'exister.