L’argent va-t-il tuer le travail ?
La crise n’a cessé de creuser l’écart entre les salaires. Résultat : la surmotivation de quelques-uns se paie par la démotivation du plus grand nombre. Le point de vue d’un écrivain.
Au cœur de la vie sociale, il y a une question que plus personne n'ose aborder de front. Elle concerne pourtant chaque Français au quotidien. C'est même le nerf de la motivation (ou du découragement) au travail. Elle pèse directement sur l'équilibre social, induit le clivage gauche-droite.
Mais cette fameuse question, la gauche elle-même n'ose plus l'aborder. Cet immense non-dit, c'est la question de l'argent, de la répartition de la richesse et de la différence des salaires. Ce que l'économiste Pierre-Noël Giraud appelle « la tolérance aux inégalités ». Elle s'oppose à la passion égalitaire comme le loup à l'agneau.
Tout commence par cette interrogation : les inégalités assurentelles réellement l'efficacité de notre modèle économique ? Désormais, les néolibéraux le proclament haut et fort ; avant, ils n'osaient pas trop. Triomphants depuis la chute du mur de Berlin, ils affirment que, pour produire les richesses dont les hommes ont besoin et envie, il n'y a pas de meilleure société que celle qui encourage le « laisserfaire » en matière d'enrichissement individuel. Car prétendre lutter contre la tendance à s'enrichir comme l'a fait le communisme -, c'est sectionner le nerf de toute entreprise collective. C'est inhiber ce goût de la concurrence que l'économiste Adam Smith avait théorisé dans son livre Recherches sur la nature et la cause de la richesse des nations, dès 1776, près d'un siècle avant le Capital de Marx.
A quoi bon se révolter contre cette passion de l'argent ? Il faut laisser s'enrichir ceux qui le veulent - et le peuvent -, car ainsi motivés, ils inventent des produits, innovent, conquièrent des marchés, créent des richesses. Certes, ils s'en mettent plein les poches, mais qu'importe, puisque les retombées sont profitables à tous. Le problème ne serait donc pas la répartition des parts du gâteau, mais la grosseur du gâteau. A cela se résume, finalement, la vulgate néolibérale.
La preuve ? Les Allemands de l'ex-RDA ont fini de se dissoudre dès l'instant où ils ont pu pénétrer dans les supermarchés de l'Ouest. Voilà ce que les hommes désirent : qu'aucune limite de principe ne soit mise à l'enrichissement personnel. Telle est la condition du meilleur des mondes possibles. Ou du « pire après tous les autres ». Devant une telle réalité, les socialistes français ont donc fini, eux aussi, par admettre à leur tour que le marché est un « horizon indépassable ». La formule est certes dangereuse... Sartre l'avait utilisée à propos du... marxisme.
Pourtant, de nombreux citoyens - de plus en plus même aspirent toujours au dépassement de la mercanto-démocratie. Ils n'hésitent d'ailleurs pas à le faire savoir. Le triomphe de l'Horreur économique, le livre de Viviane Forrester, n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres. Mais ce livre - c'est sa limite – ne propose rien de concret à qui veut modifier le cours de l'économie. Cette tâche, à mon sens la plus urgente de l'époque, la plus difficile aussi, les intellectuels de gauche s'en sont détournés, préférant devenir des « antifascistes » professionnels. C'est plus facile et cela évite de comprendre qu'à l'origine de la pulsion d'extrême droite, il y a l'immense, la prodigieuse inégalité du système-économico-social, lequel transforme en motifs de haine et de désespoir nos raisons de vivre ensemble. Et la fracture sociale s'aiguise, elle, sur ce tabou qui pèse aujourd'hui à propos de l'argent et de sa répartition.
Pourquoi ce silence? Parce que, peu à peu, s'est imposée l'idée que l'économie est une science strictement comptable, pour spécialistes. Erreur ! L'économie, c'est de la morale en acte. N'oublions pas qu'Adam Smith vint à l'économie par la philosophie morale. Il n'y a pas, d'un côté, les prêtres du marché, seuls habilités à décrypter ses lois mystérieuses et, de l'autre, les citoyens de base. Nous sommes tous acteurs de l'économie.
Sur quels critères se fondent les disparités de salaires ?
La preuve que l'économie n'est pas une science exacte? Il règne le flou le plus total autour de l'idée selon laquelle plus grands sont les écarts de revenus, plus grande est la motivation au travail. Il n'existe en réalité aucun critère précis justifiant que, pour favoriser la motivation d'un individu, il doive gagner 100 fois plus que son collègue au lieu de 6, 10, 12 ou 57 fois plus.
Le critère serait-il que ces «écarts» nous rendent plus travailleurs ? Mais beaucoup, parmi les cadres les plus performants travaillent bien et dur sans gagner plus que le salaire moyen.
Daimler-Benz et Chrysler viennent de fusionner. L'une des premières difficultés à résoudre concernait la nette différence de revenus entre le haut encadrement des deux entreprises. Les Américains gagnent beaucoup plus que les Allemands ; or on ne constate pas que les Mercedes se vendent moins et soient moins bonnes que les Chrysler. Ce serait même plutôt le contraire. Le critère justifiant les écarts illimités serait-il alors la rareté du travail accompli ? A ce compte, certains petits métiers en voie de disparition ou certains «sales boulots» devraient provoquer des enrichissements de milliardaires.
Le critère est-il la qualification ? En ce cas, les agrégés de grammaire et les maîtres potiers seraient richissimes. Le critère est-il le risque? Les hauts salaires devraient, dans ce cas, aller aux ouvriers du bâtiment !
Le critère est-il la responsabilité ? Nous touchons là ce qu'il y a de plus juste dans la pensée néolibérale : le gain individuel serait la clé de la motivation. On pourrait y ajouter le « pouvoir» dans l'entreprise. Mais les ultralibéraux passent volontiers ce thème sous silence parce qu'ils défendent à la fois le haut salaire et le plein pouvoir.
Tirons donc les vraies conclusions du principe clé: en motivant excessivement les uns par de très hauts salaires et beaucoup de pouvoir, on démotive d'autant les autres. En vérité, l'économie politique à la mode conservatrice est confrontée à une quadrature du cercle : si la motivation est décuplée par les écarts de revenus, alors la surmotivation de quelques-uns est assurément la démotivation de la plupart.
Inutile de dire que les esprits ne sont pas prêts à admettre cette contradiction interne (et sans doute fatale) à la théorie de la motivation néolibérale. Si les actionnaires de Peugeot trouvaient bon que le PDG gagne 25 fois plus que les ouvriers les plus qualifiés de l'entreprise, c'est parce qu'ils lui savaient notamment gré de refuser à ceux-ci les 300 F d'augmentation pour lesquels ils firent grève en 1989. Comment veut-on, qu'il ne sente pas méprisé dans son travail, ce cadre de la banque JP Morgan qui apprend, sur un site Internet récemment créé à cet effet, qu'il lui faudra travailler pendant deux cent cinquantedeux ans pour empocher ce que son, PDG a ramassé en 1997 ? Il découvre du même coup que les revenus du « boss » permettraient d'assurer le plan de retraite de 6619 salariés, de rémunérer 37 présidents des Etats-Unis et 706 personnes gagnant le salaire minimum.
Comme toujours, la «crise» creuse les écarts. La rémunération moyenne des PDG américains correspondait à 43 fois le salaire moyen de l'ouvrier dans les années 60 ; elle lui était 1 00 fois supérieure en 1990 et 143 fois en 1993. Ces chiffres laissent deviner les salaires qui «encadrent » la direction.
Diminuer cette masse salariale «supérieure » aurait toute une série de conséquences : création de marges pour augmenter des salaires inférieurs et préserver des emplois, avec les contrecoups classiques sur la consommation, et donc aussi sur les entreprises; compensation des hausses du salaire horaire qu'entraîne la baisse du temps de travail, etc. .
Pour la transparence des revenus dans l'entreprise Puisque l'écart des salaires varie tant d'une décennie à l'autre, c'est donc bien une illusion idéologique de croire qu'on travaille plus et mieux en gagnant 30 fois (au lieu de 10) plus que le bas salaire. Aucune théorie économique n'a démontré que la motivation est proportionnelle au creusement de l'écart de rémunération. Quel écart, d'ailleurs ? La vérité en la matière est beaucoup plus circonstancielle et discutable que ne le fait croire la pensée néolibérale. Il y a donc lieu d'y réfléchir et d'en tirer des conclusions concrètes.
Instituer, par exemple, deux barèmes d'impôt sur les sociétés. Celui d'aujourd'hui pour les entreprises qui veulent garder la liberté de fixer leur hiérarchie salariale; et un barème allégé pour les entreprises qui justifieraient d'une hiérarchie moins distendue. La baisse d'impôt, en diminuant les charges, rendrait l'entreprise concurrentielle. Il serait bon aussi que les revenus soient divulgués, que chacun ait droit de savoir ce que chacun gagne. Rien d'interventionniste dans cette loi : elle irait seulement dans le sens du droit à l'information, La presse pourrait en nourrir le débat public.
Quand les gens savent, ils peuvent exiger la transformation des situations.
Jean-Philippe Domecq, Marianne, du 15 au 21 février 1999
1.
De quel principe théorisé par Adam Smith l’auteur parle-t-il ?
2. Sa critique de ce principe est-elle rationnelle ou émotionnelle, sur quoi s’appuie-t-elle ?
3. Le politique pourrait-il décider de la fortune de chacun, peut-il garantir un même revenu pour tous ?
4. Si l’utilité sociale n’est pas récompensée par l’enrichissement alors sur quoi risque de se baser l’enrichissement ?
5. En quoi est-il idiot de comparer le marché et le marxisme ?
L’un est une organisation naturelle des échanges donc imposé par personne, l’autre est un système basé sur la contrainte absolue de l’Etat sur l’individu, donc il n’a rien de naturel. On n’impose pas le marché, il est naturellement alors que le communisme s’impose par une dictature.
6. L’auteur parle de mercanto-démocratie pour dénoncer le libéralisme, mais le mercantilisme est-il libéral ?
7. « Nous sommes tous acteurs de l’économie », certes, mais qui prétendrait le contraire ?
Certainement pas les « prêtres du marché » puisque chacun par ses actes marchands détermine qui doit développer ses activités ou non, principe de la main invisible. Au contraire ce sont les « prêtres de l’économie administrée » qui infantilisent ce chacun en permettant l’existence de secteurs ou d’activités non rentables (mais subventionnés), en décidant de ce qui nous est utile par le financement ou la taxation de biens tutélaires (suivant le principe des externalités). Le principal acteur du marché devient donc l’Etat au sens large puisqu’il peut financer à partir d’une cagnotte budgétaire représentant plus de la moitié du PIB.
8. Si tous les revenus étaient égaux comment évoluerait l’économie ?
Pas d’incitation à augmenter son capital humain, croissance extensive.
9. Quelles sont les économies les plus égalitaires ?
Les plus pauvres avec égalité par le bas, la croissance implique répartition de la valeur ajoutée au profit de ceux qui y participent. Or cette participation est inégalitaire.
10. Qui décide de la rémunération des grands patrons ?
Ils sont salariés, si les actionnaires ne sont pas contents de leurs résultats ou de leurs rémunérations, ils peuvent les virer. Ce qui peut ne pas être légitime en matière de salaires l’est dans le cadre de revenus du travail indépendant puisque le revenu est directement tiré du succès des marchandises commercialisées.
11. Pourquoi les Américains, à situation professionnelle égale, gagnent-ils plus que les Allemands ?
Car le PIB par habitant est plus élevé aux USA qu’en Allemagne. Si on devait comparer le salaire d’un cadre français avec un cadre chinois on se rendrait compte aussi d’une importante différence de revenus même si l’un et l’autre travaillent dans le secteur textile, l’explication serait alors la même.
12. « Mais les ultralibéraux passent volontiers ce thème sous silence parce qu'ils défendent à la fois le haut salaire et le plein pouvoir. » Êtes vous d’accord ?
C’est évidemment faux car les « ultralibéraux » comme le dit l’auteur ne sont pas les défenseurs de la technostructure chère à Galbraith, auteur antilibéral. Au contraire c’est aux USA que la technostructure (toute puissance du manager salarié dans l’entreprise) a subi ses premiers coups de boutoirs et qu’elle a été renversée au profit de la « corporate governance », principe qui veut que les actionnaires, c’est-à-dire les propriétaires légitimes, reprennent le pouvoir dans les entreprises.
13. Si des différences de salaire ne sont pas justifiées comment peuvent réagir les frustrés du salaire ?
En proposant leurs services ailleurs : toutes les entreprises n’ont pas la même politique salariale et il est dangereux de sous-payer un salarié efficace car il pourrait facilement être débauché. Il n’est pas non plus justifié de surpayer un salarié au-dessus du prix en vigueur sur le marché pour ses qualifications. Des anomalies de rémunération ne sont donc que temporaires et se résoudront par l’offre et la demande de travail à condition que ce marché retrouve sa flexibilité. En réalité les cas de salariés surpayés sont plus fréquents dans des entreprises publiques où la paix sociale est ainsi achetée.
14. Les joueurs de football français figurent parmi les plus grosses fortunes du pays, que se passerait-il si l’Etat baissait le barème des impôts des clubs de foot qui diviseraient par dix le salaire de leurs joueurs ?