Kula et Potlach
Une alternative à la marchandisation ?
Le passager du métro du Tokyo et le missionnaire venaient de mettre le doigt sur la Kula. C'est-à-dire une économie fondée sur le don que Karl Polanyi a voulu opposer à une économie marchande pour en déduire que le marché était une institution artificielle, un désencastrement de l’économie hors des règles sociales, culturelles et politique régissant traditionnellement production et échange.
Les antimondialistes aspirent à la kula quand ils dénoncent l’extension de la marchandisation, regrettent l’extinction de cette réciprocité qu’elle introduit dans les rapports humains et cherchent la kula là où elle n’est pas, c’est-à-dire dans les systèmes d’échange locaux.
Mais l’échange ne s’oppose ni à la réciprocité ni à la générosité, alors que l’économie du don n’est pas bienfaisance désintéressée. Marcel Mauss dans son célèbre « essai sur le don » reconnaît que « ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. » Notre missionnaire en sait d’ailleurs quelque chose.
L’économie du don n’est pas limitée à quelques sociétés tribales, elle n’est pas moins naturelle que l’échange marchand et pourrait même en être considérée comme une de ses formes perverties, à la différence près qu’il s’agit d’un échange à travers lequel on peut s’acheter notamment le droit de dominer l’autre. Difficile de faire rentrer la simple générosité dans ce cadre là, échange lui aussi dans lequel la satisfaction de donner représente une valeur supérieure à la somme dont l’on se défait. La kula ce n’est pas cela , hors la domination ce peut être aussi spéculation sur remise d’une valeur supérieure à celle dont l’on se défait, de là à parler de marchés à terme …
Un vieux fond de primitivisme
En tout cas il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des exemples très contemporains du fonctionnement de l’économie de don. Pratique naturelle encore plus que simplement culturelle, elle resurgit à l’occasion des fêtes et des cérémonies. Qui ne s’est jamais senti obligé de faire un cadeau à l’occasion d’une invitation alors que le cœur y participait moins que la courtoisie ? Qui n’a jamais rencontré la relation ou le parent qui insiste bien sur le caractère somptueux de son offrande par rapport à celle des autres ?
Ces moments précis nous les avons tous vécus, quand le don devient une façon de montrer sa supériorité matérielle, d’humilier incidemment le pingre ou le moins aisé. Vraiment quel bel échange que celui-là dans lequel le lien social ne se base plus sur l’égoïsme mais la volonté d’établir implicitement une subordination.
L'origine du Potlach par Royal B Hassrick in "Histoire véridique des Indiens d'Amérique du Nord", 1974
Le rang et la richesse, chez les Indiens de la côte du Nord-Ouest, provenait essentiellement d'héritages. Mais pour se maintenir à un rang élevé, il fallait faire preuve d'intelligence et déployer toute sa puissance. La guerre figurait, bien sûr, parmi les moyens qui permettaient à un chef de prouver sa force ; le plus efficace de ces moyens restait, pour un leader subtil, le rituel du potlach. Il s'agissait d'un cérémnial de distribution de cadeaux effectué sous le prétexte d'étaler richesse et générosité ; c'était en réalité que le chef de clan organisait cette somptueuse cérémonie dans une intention politique très précise. On préparait un potlach au moins un an à l'avance. Le chef de clan incitait sa famille, qui pouvait comprendre un village tout entier, à stocker des quantités énormes de nourriture et à rassembler des couvertures, des boîtes et diverses sortes d'objets utiles et précieux. Ceci fait, le meneur du potlach invitait le chef d'un clan rival et son peuple à la fête. Alors, devant les Indiens en habits de gala, l'hôte répartissait les cadeaux patiemment amassés et il offrait un somptueux festin où les plats étaient sans cesse renouvelés. À l'apogée de la cérémonie, il arrivait que l'hôte saisisse un ou plusieurs de ses boucliers en cuivre - dont la valeur égalait celle de dizaines de couvertures - et les précipite à la mer. Par ce geste, il manifestait à la foule son profond dédain des richesses matérielles. Cette fastueuse manifestation s'accompagnait aussi fréquemment - et logiquement - de la mise à mort de quelques esclaves. Magnifique occasion de fête où rien ne manquait, le potlach recelait un dangereux piège. Le chef invité savait que, avant un an, il devait rendre et "avec intérêts", tout ce qu'il avait reçu ce jour là. Le potlach était une forme de guerre économique astucieuse que l'on menait dans le but calculé de ruiner un rival. Et cela réussissait. Certains chefs se ruinaient complètement, d'autres sombraient dans la folie, quelques uns se risquaient à lancer des opérations de guerre (pour financer un potlach). |
Une funeste main invisible
On se doute bien que les sociétés dans lesquelles le don a pris le pas sur toute autre forme d’échange sont restées des sociétés primitives. Et cela s’explique facilement par la main invisible du don.
Le caractère subjectif de la valeur entraine souvent qu'elle soit moindre pour celui qui reçoit que pour celui qui offre. À ce jeu à somme négative s'ajoutent les risques de guerre en cas d'ingratitude ou d'humiliation (le surintendant Fouquet voulant surpasser les fastes du roi en sait quelque chose).
Ainsi donc, alors que le commerce apaise les conflits et enrichit les partenaires, la kula et le potlach attisent les animosités et appauvrit donateurs et obligés.
1. Rappeler ce qui est arrivé au missionnaire, expliquer en quoi cette issue était socialement logique.
2. Expliquer la phrase de Mauss.
3. L'économie de don se fonde-t-elle sur un esprit de solidarité ou sur une recherche d'intérêt ?
4. En quoi les sociétés basées sur le don génèrent-elles une funeste main invisible ?
5. Comment expliquer la fascination des adversaires de la marchandisation pour les sociétés de kula et de potlach ?