L'échange, du troc à la monnaie
Progrès de l'échange La forme primitive de l'échange, c'est le troc. Deux personnes, dont chacune éprouve un désir et possède l'objet qui peut satisfaire le désir de l'autre, se font cession réciproque, ou bien elles conviennent de travailler séparément chacune à une chose, sauf à partager dans des proportions débattues le produit total. — Voilà, le troc, qui est, comme diraient les socialistes, l'échange, le trafic, le commerce embryonnaire. Nous remarquons ici deux désirs comme mobiles, deux efforts comme moyens, deux satisfactions comme résultat ou comme consommation de l'évolution entière, et rien ne diffère essentiellement de la même évolution accomplie dans l'isolement, si ce n'est que les désirs et les satisfactions sont demeurés, selon leur nature, intransmissibles, et que les efforts seuls ont été échangés ; en d'autres termes, deux personnes ont travaillé l'une pour l'autre, elles se sont rendu mutuellement service.
Aussi c'est là que commence véritablement l'économie politique, car c'est là que nous pouvons observer la première apparition de la valeur. Le troc ne s'accomplit qu'à la suite d'une convention, d'un débat ; chacune des parties contractantes se détermine par la considération de son intérêt personnel, chacune d'elles fait un calcul dont la portée est celle-ci : « Je troquerai si le troc me fait arriver à la satisfaction de mon désir avec un moindre Effort. » — C'est certainement un merveilleux phénomène que des efforts amoindris puissent faire face à des désirs et à des satisfactions égales, et cela s'explique par les considérations que j'ai présentées dans le premier paragraphe de ce chapitre. Quand les deux produits ou les deux services se troquent, on peut dire qu'ils se valent. Nous aurons à approfondir ultérieurement la notion de valeur. Pour le moment, cette vague définition suffit.
On peut concevoir le Troc circulaire, embrassant trois parties contractantes. Paul rend un service à Pierre, lequel rend un service équivalent à Jacques, qui rend à son tour un service équivalent à Paul, moyennant quoi tout est balancé. Je n'ai pas besoin de dire que cette rotation ne se fait que parce qu'elle arrange toutes les parties, sans changer ni la nature ni les conséquences du troc.
L'essence du Troc se retrouverait dans toute sa pureté, alors même que le nombre des contractants serait plus grand. Dans ma commune, le vigneron paye avec du vin les services du forgeron, du barbier, du tailleur, du bedeau, du curé, de l'épicier. Le forgeron, le barbier, le tailleur livrent aussi à l'épicier, contre les marchandises consommées le long de l'année, le vin qu'ils ont reçu du vigneron.
Ce Troc circulaire, je ne saurais trop le répéter, n'altère en rien les notions primordiales posées dans les chapitres précédents. Quand l'évolution est terminée, chaque coopérant a offert ce triple phénomène: désir, effort, satisfaction. Il n'y a eu qu'une chose de plus, l'échange des efforts, la transmission des services, la séparation des occupations avec tous les avantages qui en résultent, avantages auxquels chacun a pris part, puisque le travail isolé est un pis aller toujours réservé et qu'on n'y renonce qu'en vue d'un avantage quelconque.
Il est aisé de comprend que le Troc circulaire et en nature ne peut s'étendre beaucoup, et je n'ai pas besoin d'insister sur les obstacles qui l'arrêtent. Comment s'y prendrait, par exemple, celui qui voudrait donner sa maison contre les mille objets de consommation dont il aura besoin pendant toute l'année? En tout cas, le Troc ne peut sortir du cercle étroit de personnes qui se connaissent. L'humanité serait bien vite arrivée à la limite de la séparation des travaux, à la limite du progrès, si elle n'eût pas trouvé un moyen de faciliter les échanges.
C'est pourquoi, dès l'origine même de la société, on voit les hommes faire intervenir dans leurs transactions une marchandise intermédiaire, du blé, du vin, des animaux et presque toujours des métaux. Ces marchandises remplissent plus ou moins commodément cette destination, mais aucune ne s'y refuse par essence, pourvu que l'Effort y soit représenté par la valeur, puisque c'est ce dont il s'agit d'opérer la transmission.
Avec le recours à cette marchandise intermédiaire apparaissent deux phénomènes économiques qu'on nomme Vente et Achat. Il est clair que l'idée de vente et d'achat n'est pas comprise dans le Troc simple, ni même dans le Troc circulaire. Quand un homme donne à un autre de quoi boire pour en recevoir de quoi manger, il n'y a là qu'un fait indécomposable. Or ce qu'il faut bien remarquer, au début de la science, c'est que l'échange qui s'accomplit par un intermédiaire ne perd en rien la nature, l'essence, la qualité du Troc ; seulement c'est un troc composé. Selon la remarque très judicieuse et très profonde de J. B. Say, c'est un troc à deux facteurs, dont l'un s'appelle vente et l'autre achat, facteurs dont la réunion est indispensable pour constituer un troc complet.
En effet, l'apparition dans le monde d'un moyen commode de troquer ne change ni la nature des hommes ni celle des choses. Il reste toujours pour chacun le besoin qui détermine l'effort, et la satisfaction qui le récompense. L'échange n'est complet que lorsque l'homme qui a fait un effort en faveur d'autrui en a obtenu un service équivalent, c'est-à-dire la satisfaction. Pour cela, il vend son service contre la marchandise intermédiaire, et puis, avec cette marchandise intermédiaire, il achète des services équivalents, et alors les deux facteurs reconstituent pour lui le troc simple.
Considérez un médecin, par exemple. Pendant plusieurs années, il a appliqué son temps et ses facultés à l'étude des maladies et des remèdes. Il a visité des malades, il a donné des conseils, en un mot, il a rendu des services. Au lieu de recevoir de ses clients, en compensation, des services directs, ce qui eût constitué le simple troc, il en a reçu une marchandise intermédiaire, des métaux avec lesquels il s'est procuré les satisfactions qui étaient en définitive l'objet qu'il avait en vue. Ce ne sont pas les malades qui lui ont fourni le pain, le vin, le mobilier, mais ils lui en ont fourni la valeur. Ils n'ont pu céder des écus que parce qu'eux-mêmes avaient rendu des services. Il y a donc balance de services quant à eux, il y a aussi balance pour le médecin ; et, s'il était possible de suivre par la pensée cette circulation jusqu'au bout, on verrait que l'Échange par l'intervention de la monnaie se résout en une multitude de trocs simples.
Sous le régime du troc simple, la valeur c'est l'appréciation de deux services échangés et directement comparés entre eux. Sous le régime de l'échange composé, les deux services s'apprécient aussi l'un l'autre, mais par comparaison à ce terme moyen, à cette marchandise intermédiaire qu'on appelle Monnaie. Nous verrons ailleurs quelles difficultés, quelles erreurs sont nées de cette complication. Il nous suffit de faire remarquer ici que la présence de cette marchandise intermédiaire n'altère en rien la notion de valeur.
Une fois admis que l'échange est à la fois cause et effet de la séparation des occupations, une fois admis que la séparation des occupations multiplie les satisfactions proportionnellement aux efforts, par les motifs exposés au commencement de ce chapitre, le lecteur comprendra facilement les services que la Monnaie a rendus à l'humanité par ce seul fait qu'elle facilite les échanges. Grâce à la monnaie, l'échange a pu prendre un développement vraiment indéfini. Chacun jette dans la société ses services, sans savoir à qui ils procurent la satisfaction qui y est attachée. De même il retire de la société non des services immédiats, mais des écus avec lesquels il achètera en définitive des services, où, quand et comme il lui plaira. En sorte que les transactions définitives se font à travers le temps et l'espace, entre inconnus, sans que personne sache, au moins dans la plupart des circonstances, par l'effort de qui ses besoins seront satisfaits, aux désirs de qui ses propres efforts procureront satisfaction. L'Échange, par l'intermédiaire de la Monnaie, se résume en trocs innombrables dont les parties contractantes s'ignorent.
Cependant l'Échange est un si grand bienfait pour la société (et n'est-il pas la société elle-même?) qu'elle ne s'est pas bornée, pour le faciliter, pour le multiplier, à l'introduction de la monnaie. Dans l'ordre logique, après le Besoin et la Satisfaction unis dans le même individu par l'effort isolé, — après le troc simple, — après le troc à deux facteurs, ou l'Échange composé de vente et achat, — apparaissent encore les transactions étendues dans le temps et l'espace par le moyen du crédit, titres hypothécaires, lettres de change, billets de banque, etc. Grâce à ces merveilleux mécanismes, éclos de la civilisation, la perfectionnant et se perfectionnant eux-mêmes avec elle, un effort exécuté aujourd'hui à Paris ira satisfaire un inconnu, par delà les océans et par delà les siècles ; et celui qui s'y livre n'en reçoit pas moins sa récompense actuelle, par l'intermédiaire de personnes qui font l'avance de cette rémunération et se soumettent à en aller demander la compensation à des pays lointains ou à l'attendre d'un avenir reculé. Complication étonnante autant que merveilleuse, qui, soumise à une exacte analyse, nous montre, en définitive, l'intégrité du phénomène économique, besoin, effort, satisfaction, s'accomplissant dans chaque individualité selon la loi de justice.
Frédéric BASTIAT, Les Harmonies Économiques, Chapitre IV
1. Le troc implique-t-il vente et achat ?
2. En quoi consiste une vente ?
C'est l'échange entre un bien que l'on possède et une marchandise intermédiaire appelée moyen de paiement.
3. Quelles sont les limites du troc ?
4. Quelle différence faîtes-vous entre un troc simple et un échange composé, quelle propriété de la monnaie apparaît avec l'échange composé.
5. A partir de la phrase en gras, déduisez une des propriétés de la monnaie.