Développement de la société démocratique et égalisation des conditions chez Tocqueville


Ce cours a été construit à partir du remarquable ouvrage de Philippe Nemo : "Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains", PUF, 2002

I. La vie d'Alexis de Tocqueville

A. Eléments de biographie

Alexis de Tocqueville naît d'une famille noble à Paris en 1805. Il se consacrera à des études de droit pour entrer dans la magistrature, il exercera alors à Versailles en tant que juge-auditeur de 1827 à 1832, date à laquelle il démissionne comme le feront de nombreux légitimistes ne souhaitant pas servir la monarchie de Juillet. Il partira alors aux Etats-Unis afin de réaliser une étude du système carcéral et en tirera la matière de son ouvrage : "De la Démocratie en Amérique" (1835-1840). En 1838, il entre à l'Académie des sciences morales et politiques puis à l'Académie française. Il entre ensuite en politique en se faisant d'abord élire député de Valognes en 1839 et rejoint l'opposition, il défendra à l'assemblée la liberté de l'enseignement et travaillera à l'abolition de l'esclavage. Il soutient la Deuxième République et participe à la rédaction de sa constitution. Puis le coup d'Etat de Napoléon III le renvoie dans l'opposition. Il abandonnera ensuite ses fonctions politiques pour se consacrer à son autre grand oeuvre "L'Ancien Régime et la Révolution"(1856), puis décède de la tuberculose à Cannes en 1859.

B. Un observateur de son temps

Tocqueville est avant tout un auteur politique puisque ses deux ouvrages principaux traitent l'un de la démocratie telle qu'elle existe aux Etats-Unis, l'autre de ses débuts en France. Mais il ne prend pas une position partisane, il se contente de relater des faits, à ce titre il est donc davantage un sociologue qui à partir de ses observations américaines déduit ce que sera la société démocratique qui gagnera le monde. Il formule ainsi une vision de l'évolution des institutions politiques et sociales et croit à une évolution inéluctable de la société aristocratique à la société démocratique, même si il déplore bien des traits de cette évolution.

II. Les implications de l'égalité

A. La démocratie en tant que processus

La démocratie se caractériserait par une évolution continue vers l'égalité des conditions, elle ne se limite pas à un régime politique car elle progresse bien avant la mise en place d'institutions républicaines.

Depuis le XIème siècle en France, Tocqueville voit une évolution vers la démocratie. La féodalité marque l'apogée des inégalités puisqu'un petit nombre de familles s'impose par la force sur les habitants et le gouvernement des terres. Mais la société pour se développer ensuite doit faire appel à d'autres fonctions que celles purement guerrières, le pouvoir se diffuse alors vers le clergé, les hommes de loi, les financiers et les lettrés, tout ceux là ne sont pas forcément nobles et doivent leur élévation à leur utilité sociale plus qu'à leur naissance. La démocratie va donc mettre à bas les société dans lesquelles l'égalité devant la loi n'existe pas.

B. L'égalité implique le travail

1. Travailler pour vivre

Issu de l'aristocratie pour laquelle le service de l'Etat doit être la première motivation de l'homme de bien, Tocqueville ne comprend pas que l'on puisse travailler pour le profit, pour l'argent, il y voit un abaissement dans l'honneur. "Chez les peuples démocratiques, où il n'y a point de richesses héréditaires, chacun travaille pour vivre, ou a travaillé, ou est né de gens qui ont travaillé. L'idée du travail, comme condition nécessaire, naturelle et honnête de l'humanité, s'offre donc de tout côté à l'esprit humain. Non seulement le travail n'est point en déshonneur chez ces peuples, mais il est en honneur. Aux Etats-Unis, un homme riche croit devoir à l'opinion publique de consacrer ses loisirs à quelques opérations d'industrie, de commerce, ou à quelques devoirs publics. Il s'estimerait malfamé s'il n'employait sa vie qu'à vivre."

2. Développement du matérialisme

La mobilité sociale explique donc que les situations professionnelles acquises ne se transmettent plus, ce qui pousse à une compétition incessante entre les hommes. Mais Tocqueville ne voit dans cette course aux positions que de petites ambitions, se contenter d'appartenir aux classes moyennes permet de jouir d'une vie tranquille mais pour lui peu glorieuse. La démocratie est prospère, elle ne peut pas être brillante. A elle la triste raison, à la non-démocratie l'enviable et séduisant génie ; à elle les vertus paisibles, à la non-démocratie l'éclat positif de la gloire.

La démocratie produit donc le matérialisme que Tocqueville oppose à l'honneur et aux choses de l'esprit, et qu'il considère de surcroît comme l'ennemi des valeurs morales d'autant que ce matérialisme ne génère que de petites ambitions.

C. L'égalité brise le lien social

1. L'atomisation de la société

Ici ce n'est pas tant le travail qui choque Tocqueville, mais la recherche d'une activité pour en tirer un revenu, pour lui dès que tout le monde se préoccupe de chercher un revenu, la différenciation entre classes n'est plus visible. Rappelons que les nobles ne dérogeaient pas, ils se mirent à travailler mais pas dans n'importe quelle profession et pas expréssemment pour un revenu, surtout pas salarié. La suppression des rangs et privilèges pour l'égalité de tous selon la loi va, selon Tocqueville, supprimer les "corps intermédiaires" que sont les corporations, les familles, les ordres, on parlerait aujourd'hui d'une disparition de la société civile. Il déplore cette évolution qui selon lui dissout le lien social.

Il illustre cette évolution par la disparition de la communauté maître-serviteur. "Bien que sous l'aristocratie, le maître et le serviteur n'aient entre eux aucune ressemblance ; que la fortune, l'éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une immense distance sur l'échelle des êtres, le temps finit cependant par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les attache, et, quelques différents qu'ils soient, ils s'assimilent ... Le serviteur se transporte tout entier dans son maître ; c'est là qu'il se crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux qui lui commandent ; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d'une grandeur empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine et véritable". La société aristocratique serait une vraie société fondée sur des relations concrètes, fondée sur la psychologie, la mémoire, les intérêts. Mais quand le serviteur est le salarié d'un maître, qui lui-même gagne ses revenus par le travail, alors tous deux partagent la condition de travailler pour un revenu et le serviteur n'est plus lié à son maître que par un contrat, lequel peut être dénoué à tout moment par la volonté de l'un ou de l'autre. "Dans les limites du contrat, l'un est le serviteur et l'autre le maître ; en dehors ce sont deux citoyens, deux hommes [...] Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance".

Donc pour Tocqueville, ils sont semblables dans le sens où ils sont soumis à la même loi, ils sont partenaires dans un contrat de travail que l'un et l'autre peuvent rompre à tout moment. Mais ils sont étrangers dans le sens où, pour lui, le droit ne constitue par un lien social et donc une société fondée sur le droit ne serait pas une vraie société mais un ensemble d'individus atomisés sans lien les uns avec les autres.

2. Le triomphe de l'individualisme

La dissolution de l'ancien lien social isole les hommes des uns des autres, là encore Tocqueville insiste sur la différence entre la société aristocratique et la société démocratique. "Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plus eux que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours. Les hommes qui vivent dans le siècle aristocratique sont donc presque toujours liés d'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont toujours disposés à s'oublier eux-mêmes. Les hommes des sociétés démocratiques, au contraire, ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s'habitent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre leurs mains. Ainsi la démocratie ramène l'homme sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur".

3. L'association, recrée un ersatz de lien social

Entre l'Etat et les individus, les corps intermédiaires ont disparu. Il faudra pourtant que des instances indépendantes des gouvernements promeuvent des "idées" ou des "sentiments" nouveaux. Si c'est le gouvernement qui se charge de cette tâche d'innovation, il imposera au lieu de proposer et sera "tyrannique". S'il s'abstient, et que personne d'autre ne prend d'initiative, tout restera immobile. Il faut donc, dans la société démocratique, des entités nouvelles qui puissent jouer le rôle que jouaient jadis les grands seigneurs et autres "corps intermédiaires" : les associations.

Dans "l'association libre des citoyens" la force du droit régnerait, les institutions feraient l'objet d'un consensus, le progrès et la raison permettraient l'avancée de la société. Mais dans ce régime démocratique, bien que les habitudes soient "plus douces", l'ignorance "plus rare", le sort du peuple plus "prospère", l'on rencontrera "moins d'éclat que dans une aristocratie", des jouissances "moins extrêmes", des "sciences moins grandes" et "la nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut être".

 

III. La dérive de la démocratie

A. De la démocratie libérale

1. Principe de subsidiarité

Mais les Européens ont souvent détruit les anciennes sociétés pour se donner de nouveaux maîtres qui les oppressent. L'Amérique par contre est une terre vierge où une nouvelle société se met en place, les premiers émigrants appartenait à la secte Puritaine, or Tocqueville insiste sur le fait que : "Le puritanisme n'est pas seulement une doctrine religieuse ; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories républicaines et démocratiques les plus absolues". Cette société démocratique qui se construit rappelle la République d'Athènes. Le peuple se choisit des législateurs qui composeront les lois, il élit les agents du pouvoir exécutif qui appliqueront ces lois, l'administration est faible et restreinte et sous le contrôle permanent des Américains. Le principe de subsidiarité permet ce contrôle attentif et suspicieux des hommes de l'Etat, le pouvoir s'organise de bas en haut contrairement à ce que nous connaissons même aujourd'hui. Le peuple a établi des communes, puis des comtés, puis l'Etat local, enfin en dernier lieu, le gouvernement fédéral. Celui-ci étant l'instance la plus éloignée du peuple, c'est de lui que le peuple se défie le plus et c'est à lui qu'il est le plus réticent à confier des pouvoirs. Le principe est que le peuple ne consent pas à la mise en place d'un étage supérieur de pouvoir que pour traiter de problèmes qui ne peuvent être réglés à l'étage inférieur. A ce pouvoir supérieur, on délègue donc expressément certaines tâches ; tout ce qui n'est pas délégué est réputé ne pas avoir été concédé. De sorte que si les étages supérieurs, et en dernier lieu l'Etat fédéral, ont des missions importantes et prestigieuses, comme la guerre ou la diplomatie, il est bien entendu qu'ils n'ont qu'elles et ne peuvent profiter des forces qui leur sont confiées pour les mener à bien pour s'arroger d'eux-mêmes d'autres pouvoirs qui pourraient être exercés plus près du contrôle populaire, ou a fortiori par les citoyens eux-mêmes. Tout ce qui peut être réglé à un niveau inférieur, police, justice, services de proximité, instruction publique, etc ., à portée plus immédiate des électeurs, doit l'être ; si l'étage supérieur tente de s'en emparer, ceci est perçu comme déloyal et virtuellement despotique. Les Américains ont donc mis en oeuvre ce principe de subsidiarité dans lequel l'étage n+1 se substitue à l'étage n là où cet étage n admet lui-même qu'il n'a pas les moyens d'agir de façon appropriée. Mais le principe du pouvoir est toujours la communauté de base, c'est-à-dire la souveraineté du peuple.

2. Et un même droit pour tous

Ainsi l'état de droit qui règne en démocratie donne une règle du jeu qui est la même pour tous et qui écarte l'arbitraire de l'administration. Chacun est donc, en démocratie, l'égal de l'autre en dignité, en estime et en droit. Chacun est alors libre de jouir tranquillement de ses biens et de bénéficier des fruits de son activité. En Amérique, les gens ont donc la volonté de produire, d'innover et leur opulence crée de nouveaux besoins. Cette richesse est aussi la conséquence du matérialisme. Mais la stade de la démocratie libérale sera bientôt dépassé et le citoyen oublira les garde-fous qu'il a érigé contre le despotisme

B. A la "démocratie populaire"

1. L'exacerbation des conflits sociaux

Pour Tocqueville la réduction des inégalités de conditions au lieu d'apaiser les tensions sociales ne fait que les exacerber : "la division des fortunes a diminué la distance qui séparait le pauvre du riche ; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé des raisons nouvelles de se haïr ...". Pour lui lorsque la pauvreté n'est plus ressentie comme une fatalité, le pauvre se met à regarder avec plus d'envie le riche et à ressentir de la rancoeur pour ne pas avoir autant de fortune que lui : "tout ce que l'on ôte des abus semble mieux découvrir ce qu'il en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive."

2. Le suffrage universel

Tocqueville n'est pas favorable au suffrage universel car, selon lui, pour que ce système fonctionne il faut que le peuple soit éclairé et il considère qu'il ne l'est pas et ne peut l'être car il ne dispose pas du temps nécessaire pour se cultiver. "On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d'enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps [...] il faudrait que le peuple n'eût point à s'occuper des soins matériels de la vie, c'est-à-dire qu'il ne fût plus le peuple." Ceci suppose que seuls ceux qui n'auraient pas besoin de travailler pour vivre puisse être électeurs. Par ailleurs le peuple n'aime pas ceux qui réussissent, ils n'aiment pas les hommes intelligents, supérieurs, le suffrage universel le pousse à écarter les bons gouvernants potentiels au profit des hommes sans talents.

3. La dictature de la majorité

C'est le scrutin universel qui conduit à une dictature de la majorité : "Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux Etats-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? A l'opinion publique ? C'est elle qui forme la majorité. Au corps législatif ? Il représente la majorité et lui obéit aveuglément. Au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif. A la force publique ? La force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes. Au jury ? Le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains Etats, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut vous y soumettre". Tocqueville n'en déplore pas moins cette tendance : "Cette même égalité qui rend l'individu indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l'action du plus grand nombre. Les Français veulent l'égalité, et quand ils ne le trouvent pas dans la liberté, ils la souhaitent dans l'esclavage" in L'ancien régime et la révolution.

Mais la force de l'opinion majoritaire s'exerce au point pratiquement intolérable du "politiquement correct" qui condamne à la réprobation celui qui ne se conforme pas à la pensée dominante. "Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps ; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieusement au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus : "Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il dit : "Vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité (droit de vote et de se faire élire), mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l'humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux qui croient à votre innoncence, ceux-là même vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour".

Là Tocqueville voit donc un retour au "tribalisme", mais ces comportements se retrouvent aussi dans les sociétés traditionnelles, ils ne sont pas des créations propres des sociétés démocratiques mais des survivances de systèmes plus anciens.

4. L'homme préfère l'égalité qui oppresse plutôt que la liberté qui responsabilise

Mais surtout le repli de chacun sur ses propres affaires conduit à une certaine indolence qui les amène à renoncer au principe de subsidiarité, ils se livrent alors à la bienfaisance de l'Etat et aux chaînes qui en découlent. L'homme dans la démocratie abandonne la liberté pour la quiétude de l'asservissement. On glisse alors du libéralisme au socialisme comme si de l'un découlait nécessairement le second.

 

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ; je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant aux restant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche mais ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leur plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C'est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l'usage du libre-arbitre. [...]

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses mains chaque individu ; et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule (lois qui imposent l'égalité des conditions, on peut penser aussi à des discriminations positives) ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêchede naître ; il ne tyranisse point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple".

En fait ce que Tocqueville décrit là n'est pas une démocratie populaire communiste, mais une sorte de démocratie d'Etat-Providence dans laquelle les partis qui se disputent partagent les mêmes choix idéologiques, le peuple croit encore exercer son pouvoir en votant tantôt pour l'un de ces partis puis pour l'autre "Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. [...] Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent". Puis, s'habituant à cette tutelle, le peuple devient totalement idiot et apathique. "En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps en temps les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important mais si court et si rare, de leur libre-arbitre, n'empêchera pas qu'ils perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité. J'ajoute qu'ils deviendront bientôt incapables d'exercer le grand et unique privilège qui leur reste. [...] Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils [les hommes de l'Etat] estiment que les citoyens en sont incapables ; s'agit-il du gouvernement de tout l'Etat, ils confient à ces citoyens d'immenses prérogatives ; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes".

IV. Actualité et prolongements

A. Une "fin de l'histoire"

1. Socialisme

La définition que donne Tocqueville de l'égalité pose problème : il ne distingue pas rigoureusement l'égalité devant la loi et l'égalité des conditions, ce qui lui fait concevoir l'égalité comme potentiellement liberticide. Il voit donc la marche vers l'égalitarisme comme un évolution inéluctable mais inquiétante, avec elle les libertés individuelles disparaîtraient.

Concernant la démocratie, Tocqueville a donc, curieusement, la même idée à ce sujet que les socialistes de son temps Fourier, Owen ou Blanqui, à la différence que ce qu'il conçoit comme le socialisme ressemble plutôt à la social-démocratie contemporaine. Pourtant les Marxistes, qui lui sont postérieurs, auront pour thèse centrale la croyance selon laquelle la révolution prolétarienne serait l'achèvement des révolutions bourgeoises). Tocqueville suppose que étant donné que la redécouverte du civisme antique (démocratie totalitaire contre subsidiarité : voir "La liberté selon les anciens et selon les modernes" de Benjamin Constant) et son succès contre la féodalité étaient "inéluctables", le passage du libéralisme au socialisme le sera aussi. Si Tocqueville peut le croire, c'est qu'il ne comprend pas le modus operandi des institutions libérales, à commencer par le marché. Pour nous, instruits par l'histoire du dix-neuvième et du vingtième siècle, nous pouvons penser que :

1. l'égalité devant la loi est, en effet, un attracteur de l'Histoire, puisqu'elle produit richesse et progrès, et qu'il est peu probable que les peuples, une fois qu'ils ont expérimenté un certain degré de développement, y renoncent, sinon sporadiquement ; ce qui justifie la vision tocquevilienne de l'inéluctabilité de la disparition de la société féodale.

2. Mais si la passion de l'égalité va jusqu'à l'égalisation forcée des conditions par le socialisme, il s'ensuit, outre la perte des libertés les plus élémentaires, un appauvrissement général dont il est non moins improbable que le peuple l'accepte sans réagir, ce qu'à montré l'histoire de l'Europe occidentale dans la seconde moitié du vingtième siècle. D'où les doutes que l'on peut éprouver au sujet de la seconde partie de la thèse de Tocqueville, l'inéluctabilité du socialisme.

2. Ou libéralisme ?

Un auteur contemporain comme Francis Fukuyama a aussi évoqué "la fin de l'histoire" dans son ouvrage du même nom sorti en 1992. Mais pour lui c'est la démocratie libérale qui doit s'imposer car elle seule est capable de créer des richesses et d'engendrer des progrès technologiques. La prospérité permise par la démocratie libérale attirerait donc les peuples du monde vers ce modèle, là Fukuyama extrapolait à partir de la chute des pays communistes à l'Est.

Mais Tocqueville semble à un moment contredire sa prévision quand il énonce que le matérialisme et l'égalisation des conditions (et non l'égalité des conditions) conduisent à une société immobile. En effet, la démocratie conduit à une marche vers des conditions plus égales donc à la constitution d'une immense classe moyenne qui "possède assez de biens pour désirer l'ordre, et n'en ont pas assez pour exciter l'envie". C'est pour Tocqueville une société de petits propriétaires qui se constitue et qui a pour principal souci le soin de ses possessions. "Comme ils sont encore forts voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux, il n'y a rien qu'un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. A chaque instant, ils s'y intéressent davantage par les soucis constants qu'il leur donne, et ils s'y attachant par les efforts journaliers qu'ils font pour l'augmenter. L'idée d'en céder la moindre partie leur est insupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or c'est le nombre de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l'égalité des conditions accroît sans cesse. Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit pas clairement ce qu'elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu'elle pourrait y perdre".

B. Un préjugé anti-invidualiste qui perdure

C'est bien parce qu'aucun homme n'est au-dessus des autres que chacun peut se mettre à la place de l'autre et donc éprouver pour lui de la compassion. La société aristocratique, au contraire, est plus dure. Tocqueville cite pour l'illustrer des lettres de Madame de Sévigné dans laquelle celle-ci relate avec insensibilité des foules massacrées ou exilées par les soldats du fisc en Bretagne, des individus coupables de peccadilles torturés et exécutés sans pitié. Il l'explique par le fait que Madame de Sévigné ne considérait pas ces victimes comme des semblables. Elles appartenaient à des classes sociales tellement éloignées de la sienne qu'elles ne semblaient même pas, à ses yeux, faire partie de l'humanité.

Smith aurait mieux rendu compte de ce que Tocqueville concevait comme paradoxal : "Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l'égoïsme en théorie sociale et philosophique, ils ne s'en montrent pas moins fort accessibles à la pitié". Tocqueville souffrirait donc de ce travers anti-individualiste, de cette incompréhension du sentiment qui pousse l'homme à se mettre au service de ses intérêts comme si cela était antinomique au sentiment de sympathie qui le pousse vers ses semblables. Smith montre au contraire qu'individualisme et sympathie vont de pair, Tocqueville le constate 60 ans après sans le comprendre ou plutôt en l'interprêtant comme un calcul. Chacun viendrait en aide à l'autre car nul n'étant jamais à l'abri du besoin compte que les autres l'aideront quand ce la leur sera possible. Mais a-t-on jamais vu un acte de générosité qui ne glorifie pas celui qui le commet ou n'entre pas dans un calcul de satisfaction morale ? Tocqueville pense pourtant qu'il n'y a que dans les sociétés démocratiques que cette solidarité soit inspirée par un calcul utilitariste, il en déduit que la démocratie tue le sentiment moral et la notion de dévoument.

Plus tard Mendras ne sera pas aussi sévère vis-à-vis de l'individualisme, valeur qu'il conçoit lui aussi comme dominante au fur et à mesure que se constitue en France cette immense classe moyenne évoqué longtemps auparavant par Tocqueville dans le processus d'égalisation des conditions à laquelle mène la société démocratique...

C. La Fable de Démocratius

Un maître possède 999 esclaves, devenu plus libéral, il les dispense de tout service direct et les laisse libre de leurs activités à condition qu'ils lui remettent leurs revenus de 2 jours sur 7 et qu'ils se soumettent aux règlements qu'il édicte pour protéger leur capacité productive. Il accepte ensuite que toute décision concernant ses 999 esclaves soit prise à la majorité de leurs voix, celle de Démocratius exceptée.

Les 998 nouveaux maîtres de Démocratius décident un jour de lui permettre de participer aux votes quand une égalité des voix se produit. Puis, les 998 accordent à Démocratius un droit de vote permanent, sachant fort bien que sa voix ne comptera que dans l'éventualité improbable de l'égalité : c'est la démocratie. On ne peut déterminer dans ce processus graduel, où Démocratius a cessé d'être un esclave.

Si son maître a changé, son statut est resté le même : il est maintenant l'esclave de la majorité.

L'État démocratique viole les droits individuels parce qu'il impose aux citoyens un statut d'esclaves de la collectivité, c'est … dire de l'État. Pour ne violer les droits de personne, l'État démocratique devrait se fonder sur une acceptation de l'esclavage. Soit des hommes libres qui décident de se constituer individuellement en sociétés par action et de vendre des parts dans le capital-actions de leur propre personne. Seraient preneurs de ces titres tous ceux qui, pour quelque raison, désirent influencer le comportement d'autrui. Comme une action constitue un titre de propriété conférant le droit de participer au contrôle de la propriété à laquelle elle s'attache, une action dans la personne d'autrui vous donnerait le droit de participer au contrôle de son comportement. Peu de gens voulant se vendre en esclavage d'un seul coup, des droits bien spécifiques s'échangeraient d'abord : certains individus vendraient des actions dans leur droit de décider de qui ils achèteront certains biens et services (ils vendent le droit de réglementation professionnelle et corporatiste que l'État s'arroge maintenant), ou dans leur droit d'importer des choses de l'étranger (droit de contrôle des importations et des changes, pouvoir d'établissement des douanes), ou encore dans leur droit de consommer des denrées jugées dangereuses (droit de restriction des drogues), de dépenser leurs revenus aux seules fins qu'ils approuvent (droit d'imposition fiscale), de s'adonner à certaines activités qui choquent leurs voisins (droit de moralité), de décider qui ils combattent et dans quelles conditions (conscription), d'échanger librement (contrôle des prix et des salaires), de s'associer avec qui leur plaît (droit anti-discrimination), etc...

Se développeraient ainsi des marchés pour les droits de propriété personnelle. Viendrait un moment où par hypothèse, à peu près tous les individus auraient vendu des actions dans leurs droits, chacun se réservant cependant toujours une part dans chacun de ses droits afin de participer aux assemblées générales d'actionnaires qui contrôlent l'exercice du droit aliéné. Tout le monde serait actionnaire de plusieurs autres personnes. Des milliers d'assemblées générales d'actionnaires se tiendraient chaque année : l'assemblée de ceux qui détiennent des actions dans la liberté du travail des individus, l'assemblée de ceux qui possèdent des titres divers dans un individu donné ; et ainsi de suite pour tous les droits et pour tous les individus.

Afin de réduire les coûts de transaction impliqués, tout le monde participe à une grande assemblée de consolidation où, après plusieurs jours de marchandage, chacun se retrouve avec exactement une action dans chacun des droits de chaque individu. La grande société politique anonyme, la démocratie, est née. Par décision des actionnaires, l'Assemblée Générale annuelle, trop nombreuse et inefficace, est remplacée par un Conseil d'Administration élu, un parlement : c'est la démocratie indirecte. Si tout cela est fait sans coercition, la liberté subsiste puisqu'un individu demeure libre soit de ne pas adhérer à la grande société démocratique par actions quand il atteint sa majorité, soit de racheter plus tard sur le marché les actions de sa personne qu'il a précédemment aliénée.

En réalité ; l'État démocratique souverain oblige tout individu devenu majeur à se vendre et à devenir actionnaire sous peine de quitter le territoire. L'État démocratique souverain nie le droit de sécession, c'est à dire le droit d'un individu de demeurer sur sa propriété (ou chez un hôte consentant) et de vivre en marge des décisions de la grande corporation démocratique.

Robert NOZICK, Anarchie, Etat et utopie

Question : Comment éviter que la démocratie ne devienne totalitaire ?

La question du lien social dans le libéralisme et dans le communisme