« PDG sans scrupules » et « parachutes en or » : une épine dans la chair des libéraux ?

Pas si sûr...


 

Périodiquement, l'actualité relance avec gourmandise la polémique sur « ces patrons qui se sucrent quand leur entreprise va mal » et qui partent sur un échec avec des compensations à donner le tournis. Que n'entendons-nous pas alors sur les « dérives du capitalisme », « l'argent fou », et autres slogans antiultranéolibéralismesauvage ! Il nous arrive, sinon d'avoir un doute, du moins de ne pas pouvoir répondre facilement, d'autant qu'on ne nous laisse généralement pas le temps d'expliquer comment un système vraiment libéral régulerait tout seul ce genre d'erreur.

 

Il n'est peut-être pas nécessaire de chercher si loin : il y a bien dérive du capitalisme, et nous pouvons nous payer le luxe de l'admettre. Mais la dérive n'est pas où on le dit, et en particulier elle n’est pas, mais alors pas du tout, libérale.

 

Les handicaps du capitalisme à la Française ne résident en effet pas seulement dans les conditions fiscales et réglementaires qui lui sont imposées. Pour les grandes entreprises, à part quelques exceptions familiales survivantes, il traîne aussi aux pieds un autre boulet : se voir imposer comme dirigeants des transfuges (parachutés, recasés, vidés, reconvertis, etc, les mots ne manquent pas), issus de la haute fonction publique. Il y a même de purs politiques, notamment après une élection perdue -ou juste avant, quand on devine le résultat. Bref ce que nous autres libéraux appelons les hommes de l'État. Pas étonnant qu'avec eux le capitalisme aille mal ! Avec leur formation, leurs habitudes, leur dirigisme, leurs idéologies, leur ignorance volontaire de l'économie réelle, ils ne peuvent qu'engendrer les catastrophes, tout en ne s'estimant jamais responsables, la religion du parapluie faisant partie de leur culture.

 

 

Pour marquer la différence, nous commencerons par un exemple inverse : Marcel Dassault, avec ses défauts, qui prêtaient parfois à sourire, resta jusqu'au bout un PDG légitime, parce que connaissant son métier, qui était le métier de l'entreprise. Jusqu'à la fin de sa vie il resta ingénieur en même temps que capitaine d'industrie, allant jusqu'à redessiner lui-même, en passant dans un bureau d'études, la partie arrière d'un avion dont le prototype ne volait pas aussi bien qu'espéré. Sa solution s'avéra meilleure que celle de l'équipe de grosses têtes qui planchait sur le problème. Les créateurs-dirigeants de PME savent encore faire çà. Mais pour la majorité des grandes maisons, on compte sur les doigts de la main les entreprises qui ont pour décideurs ceux (ou les héritiers de ceux) qui ont mouillé la chemise, pris les risques initiaux, engagé leurs propres biens, bref les « affreux capitalistes » de base. Et qu'on ne nous dise pas que les héritiers n'ont pas la même légitimité : s'ils sont incompétents (on veille tout de même dans les bonnes familles à les préparer en double commande), ils perdront tout ce qu'on leur a légué, enfin ce qu'il en reste après la confiscation successorale : çà motive !

 

En revanche, l'Enarque qui vient toucher dans le privé les dividendes de son purgatoire au service « public », sans prendre d'autre risque en cas d'échec que d'être changé de planque avec une indemnité royale, n'est en rien intéressé à la réussite de la boîte. Après le tirage du reclassement, il peut même gagner au ratage, en vendant ses stock-options quand tout va encore bien : c'est facile, il est aux premières loges pour voir venir la chute avant tout le monde. Certains ne s'en sont pas privés.

 

 

On peut se demander comment s'est prise cette curieuse habitude, exception française semble-t-il. Sans doute est-ce pour des raisons qui relèvent du renvoi d'ascenseur. Quoique douteux au plan moral, cela pourrait se discuter si le bilan global était positif. Mais ce n'est pas le cas, et ne peut pas l'être, car la méthode décroche totalement le choix du dirigeant de la pratique du (des) métier(s) de l'entreprise, et n'implique plus au préalable l'investissement personnel, en tous les sens du terme. Certains de ces « patrons » possèdent moins d'actions de la société qu'ils dirigent que le plus petit porteur ordinaire, parfois juste le minimum imposé par les statuts : c'est dire s'ils y croient !

 

À partir de là, l'échec est quasiment programmé, la seule solution étant que le chef délègue beaucoup, et à une équipe d'adjoints qui connaissent le métier. Mais alors il n'est qu'un parasite, et un parasite de ce prix, çà pèse sur les bilans. De temps en temps bien sûr le miracle se produit, la personne s'avérant capable d'apprendre vite et de réussir. On peut penser (tant qu'à envoyer des fleurs, envoyons-les à une dame) à l'actuelle présidente d'AREVA , ex-conseillère à l'Elysée au temps du père François. Mais il faut bien le dire, les cas où çà se passe mal sont les plus nombreux ; des exemples ?

 

EADS fait début 2008 l'objet d'une lourde enquête pénale et financière. La justice a convoqué son ancien PDG, récemment viré avec un de ces matelas d'or qui déclenchent la colère populaire. C'était, avant les avions, un polytechnicien dont toute la carrière précédant Matra devenu EADS s'est faite dans des Ministères, puis auprès (c'est comme çà qu'on dit) du Premier Ministre.

 

La Société Générale a perdu l’hiver 2007/08 sept milliards, dont deux non liés à « l'affaire » Kerviel. L'homme aux commandes, qui avait pris la décision de solder en un seul week-end une position initialement perdante de 1,4 milliards, qui sont devenus 5 dans la précipitation, a finalement été obligé de prendre un peu de recul. Faible sanction, si on considère qu'être responsable, à ce niveau, et ce salaire, c'est assumer également les fautes de ses subordonnés, surtout quand on les contrôle aussi mal. C'était, avant la banque, un « grand » Inspecteur des finances, longuement directeur à Bercy.

 

Tout le monde se souvient du catastrophique ancien président de Vivendi, qui dut partir au milieu d'un échec patent, et coûteux pour sa société, mais ne le fit qu'avec l'énorme indemnité de rigueur. C'était, avant la perte des Eaux, un polytechnicien, énarque et inspecteur des finances : la totale ! encore plus fort que les précédents.

 

Nous nous rappelons tous également de la Bérésina du Crédit Lyonnais, qui aujourd'hui encore pèse sur la dette de l'Etat (coucou, c'est nous, çà ! ). Le responsable, immédiatement recasé à un autre poste de direction bien payé, venait de Paribas... Ah Ah, un professionnel enfin ? Non, seulement son deuxième essai. Avant les banques, c'était lui aussi un inspecteur des finances à carrière politique (Cabinets de ministres et direction du Trésor). Nous ne résisterons pas au plaisir de citer la phrase, à l'humour pince sans rire, de Wikipedia en tête de l'article qui le concerne : « En 1959, [X] sort de l'E.N.A. major de sa promotion et se lance dans une carrière qui, de ses débuts à son dramatique épilogue, marquera profondément le paysage financier français.» La justice s'est intéressée à son cas, mais le résultat est léger : la prison est avec sursis, et les dommages-intérêts à l'entreprise, dont les pertes sont qualifiées « d'abyssales », se montent à ... UN euro (vous avez bien lu). Comme c'était un peu juste sans doute, le tribunal a doublé la somme en condamnant un directeur adjoint à la même « peine ». Non mais !

 

Chacun a en tête enfin le nom du PDG qui dirigeait ELF au moment où malversations et corruption internationale mettaient la société sur la sellette. Celui-là fut même condamné « pour de vrai » (prison ferme et 375000 euros d'amende). Comme il est le seul à avoir payé réellement ses erreurs, et même un peu celles des autres, il nous devient sympathique, d'autant que son parcours est plus varié. Ce n'est pas à l'origine un fonctionnaire, mais il n'en reste pas moins que son premier emploi de dirigeant suit de peu un cabinet ministériel. Et un peu plus tard, à l'époque Mitterrandienne, sa nomination à direction d'ELF est apparue clairement comme une décision politique, sans qu'on puisse bien identifier ses compétences en matière pétrolière, le seul rapport avec les carburants qu'on puisse trouver dans son CV étant d'être, comme son mentor, d'une culture « raffinée »...

 

Au fait, c'est le seul non-fonctionnaire de ce petit palmarès, et curieusement c'est aussi le seul à avoir été sanctionné durement ; on espère qu'il n'y a aucun rapport, sinon il faudrait parler de réseaux, d'amitiés, d'influences, de clubs, et toute cette sorte de choses qui comme chacun sait n'existent pas dans cet État modèle que le monde entier nous envie, fermez les guillemets.

 

La démonstration est éclatante ; c'est aussi que c'est structurel, et inévitable même avec des gens honnêtes. Nous ne les accusons en effet pas ici de malhonnêteté : seulement de pouvoir se tromper de manière catastrophique sans être personnellement concernés par les conséquences d'une mauvaise décision. C'est ce à quoi ils se sont habitués dans la fonction publique, où on ne paie pas ses erreurs. Ils y ont pris aussi le pli d'être salariés de manière garantie pour un certain « niveau de poste », défini au départ : c'est très différent de l'intéressement aux bénéfices ou aux pertes, et plus différent encore de la situation de l’entrepreneur qui ne peut se payer que lorsque tout le reste est payé. Et quand ils arrivent, ils n'apportent pas un sou, ne misent rien qui soit à eux. Bref, ils sont très savants, très intelligents, très titrés, mais ce ne sont pas des entrepreneurs et ils ne deviennent presque jamais, parce que ce n'était pas leur vocation.

 

 

Quand on ne pourra pas diriger une entreprise sans en être le vrai (en tout cas le principal) propriétaire ou actionnaire, ces dérives disparaîtront. Restons libéraux, il n'est nul besoin de faire une loi pour çà : ce serait la situation normale dans une économie vraiment libre. C'est précisément l’inverse, la direction par des mercenaires non impliqués et venus de l'État, qui résulte de la coercition réglementaire.

 

Sans doute peut-on y retrouver le poids rémanent de l'énorme secteur nationalisé constitué en 1945, dont les modes de fonctionnement et d'échanges croisés perdurent jusqu'à nos jours : les privatisations, ce n'est pas si vieux, et il en reste beaucoup à faire. Peut-être aussi que lorsque les entreprises ne pourront plus être détruites par l'insécurité fiscale venue de Bercy, elles auront moins envie de s'offrir un « ancien de la maison »... L'inflation des réglements fait le reste : quand l'économie est de fait dirigée par des nostalgiques du plan quinquennal à travers une myriade de normes, les entreprises n'ont plus que le choix de séduire l'État, fabriquer ce qui convient à ses lubies du moment, (çà se nomme « incitation fiscale »), et choyer ses représentants jusqu'à les embaucher le moment venu. Avec ce qui se dessine sous couvert d'écologie, on n'est pas près d'en sortir.

 

 

La nature du problème est donc évidente en France, et elle n’a rien à voir avec les principes du libéralisme. Ceci démontré, les anti-libéraux vont évidemment se reporter sur les exemples étrangers qu’ils pourront trouver. Il y en a proportionnellement beaucoup moins, mais il y en a, et nous entendrons donc évoquer tels ou tels vampires américains, sangsues italiennes, ou carnassiers asiatiques. Là aussi, çà mérite qu’on y regarde de près.

 

On tombe alors sur une dérive d'un autre type mais finalement assez apparentée : la prééminence des sciences humaines, du droit, du marketing, sur la technique. De retentissants échecs accompagnés de départs coûteux, remplissent la presse économique depuis quelque temps. Chaque fois il s'agit d'entreprises où sont arrivés au poste dirigeant des « spécialistes »...de tout autre chose que du secteur. Le PDG des vêtements GAP, licencié avec 14 millions de dollars d'indemnité, venait de Disney après une carrière de commercial. Une autre situation du même type, dans la High Tech cette fois, met en cause un dirigeant lui aussi spécialisé en marketing après une formation... en Education physique (très bon basketteur, çà semble compter aux U.S.A.). Et puisqu'on est dans l'électronique, comment oublier la flamboyante ex-PDG d'Alcatel-Lucent (on connaît l'indemnité, 6 millions d'euros, et le bilan 2007 : 3,5 milliards de pertes, cours de l'action divisé par plus de 2, et 16 500 suppressions d'emplois.) Formation ? Histoire et Sciences Politiques. Carrière avant pdg ? marketing, communication. Les exemples du même genre sont légion. Pendant ce temps-là, critiqué mais jamais traité d'incompétent, Bill Gates continue son bonhomme de chemin. Au fait, de quel domaine était-il technicien avant d'être dirigeant ? qui a créé son entreprise ? qui en était, avant sa semi-retraite, le principal actionnaire ? Poser ces questions suffit pour y voir clair.

 

 

Il y a finalement un point commun avec la situation française, qui n’en est qu’une variante, juste un peu plus soviétoïde, comme tout en France depuis 1945 : le capitalisme commence à aller mal lorsque sa base même, la propriété, se trouve contredite en tant qu’unique fondement légitime du droit de piloter. Chez nous çà conduit à l’entrée des hommes de l’État, ailleurs au recrutement de « managers purs » à qui la dispersion forcée de la propriété, effet des prélèvements étatiques, ouvre un boulevard pour faire n’importe quoi sans contrôle. Dans les deux cas il s'agit d'une captation de l'entreprise par une caste d'administratifs, comme si on pouvait être « spécialiste de la direction » de tout et n'importe quoi. Incidemment, çà ressemble assez à l'idéologie « pédagogiste » qui a fait tant de mal à notre sytème éducatif : celle où, pour l'enseignant, l'important n'est pas sa discipline mais la « gestion du groupe-classe et la construction des savoirs» , et pour l'élève non pas l'apprentissage de contenus précis mais la capacité « d'apprendre à apprendre ». Les mêmes billevesées ont aux deux endroits le même effet : l'inefficacité dans le contentement de soi. Nos élèves fiers de ne rien savoir font pendant à nos grands professionnels de l'incompétence, et se préparent à les relever. Oh, il n'y a pas que chez nous : même Harvard et le M.I.T. peuvent produire des spécialistes du flou prestigieux. La belle excuse ! Ce n'est possible, là-bas comme ici, que par l'acceptation d'une prééminence du juriste sur l'entrepreneur, dans un contexte où le juriste est non pas le gardien du Juste et de l'injuste, (Platon et Montesquieu sont morts une seconde fois, au vingtième siècle...) mais celui qui connaît les « modes d'emploi » de l'État et de son administration. Alors s'enclenche le cercle vicieux de la dépendance étatique, drogue dure de l'entreprise, mortelle après un temps d'illusion.

 

 

C'est ce qui se passe dans la plupart des sociétés, qu'elles soient officiellement antilibérales ou qu'elles le soient de façon cachée. De libérales vraies il n'y en a pas, et nulle part on ne veut vraiment faire l'essai. Très bien, mais qu'au moins on cesse de nous faire prendre les vessies étatiques pour des lanternes libérales : les patrons voyous et les parachutes en or, ce n’est pas le libéralisme. C'est très exactement le contraire : l’effet, sous le poids de l’État et des castes parasitaires, de la coupure du lien entre la direction de l’entreprise et sa propriété.

 

 

Pascal TITEUX, le 19 août 2008