|
|||||||||||
Pour
des raisons qui remontent à fort longtemps, je connais pas mal de comédiens.
Le théâtre est un "univers impitoyable". Nombre d'acteurs vendraient
leur mère pour un rôle et poignarderaient leur meilleur ami s'il devait en décrocher
un qu'ils visaient. On rencontre plus de loyauté et de coopération dans les
entreprises capitalistes. Le grand public l'ignore, parce que les gens du
spectacle réalisent des séries télévisées sur ce qu'ils croient être le
Big Business, mais les hommes d'affaires n'en font pas sur les acteurs. Malgré
mes réticences, donc, je me suis retrouvé récemment dans un bistrot de
province, coincé entre une actrice fofolle, un acteur qui l'était encore plus,
et en face du metteur en scène. Le maître pontifiait. Il était de noir vêtu,
comme tous les représentants de cette profession d'individus imaginatifs. Sa
pilosité grisonnante avait effectué une remarquable giration à 180° pour déserter
entièrement son crâne et embroussailler ses joues. A l'arrivée du dessert,
alors que j'entrevoyais la fin prochaine de mon ennui, le Maître réclama le
silence. "En ces temps de Le P'Haine, expliqua-t-il,
soulignant deux fois le jeu de mots, il n'y a rien de plus urgent que de monter
Othello. Le vieux barde a des choses à dire sur notre société d'exclusion,
sur notre racisme ordinaire. Othello est une pièce actuelle, une arme contre la
bête, etc., etc." "
Ouiiiii, vrai," affirmèrent courageusement ceux qui n'avaient pas la
bouche pleine. Il fallait que je prenne une initiative immédiate, ou bien ma tête
allait tomber endormie dans le clafoutis. "Avez-vous
lu Othello ?" m'enquerrai-je, l'air naïf, auprès du Maître. Même
les bouches pleines s'arrondirent d'indignation. Celle du Maître se tourna vers
l'impertinent, plissée dans le sourire caractéristique de l'adjudant,
lorsqu'il dit "Forte tête, j'aime ça". "Je
l'ai lue il y a longtemps, continuai-je courtoisement, et vous allez me dire si
je me trompe. Au début de la pièce,
Othello, tout Noir qu'il est, a quand même reçu le commandement d'une armée vénitienne
dans la guerre qui oppose la Sérénissime aux turcs. Or, il remporte une
victoire décisive. A son retour, la ville lui fait un triomphe, le Doge le
nomme généralissime, le Sénat lui offre une montagne de ducats et un palais,
et, en prime, il épouse la plus noble et la plus jolie pucelle de la République.
Si ça c'est du racisme, j'en veux." Ils
avaient tous lu la pièce, évidemment, et restaient silencieux, parce qu'Othello
est bien honoré ainsi. Avant
que le Maître ne me sorte les tirades injurieuses de Iago sur le "gros
bouc noir", je repris ma leçon de texte. "La tragédie d'Othello est
qu'il ne peut pas accepter de réussir aussi bien qu'un noble vénitien. Il
n'arrive pas à croire que le peuple entier est fier de lui, que Desdémone
l'aime. Il n'y a qu'un seul raciste
dans toute la ville, et c'est à lui qu'Othello fait confiance, parce qu'au fond
de lui-même, ce Noir est persuadé qu'il ne saurait être comme les autres.
Il se discrimine lui-même. Cette
pièce est formidable et actuelle, le génie de Shakespeare y éclate, justement
parce qu'elle n'est pas un pamphlet antiraciste. On n'en aurait pas besoin
aujourd'hui, il en existe 1000 autres, et la cause est entendue. La mise en scène
qui y verrait une thèse contre le racisme, non seulement commettrait un
contresens, elle enfoncerait des portes quand les pênes sont ouverts. (A jeu de
mots, jeu de mots et demi, na !!). Ce
qui est intéressant est de savoir pourquoi, il y a 400 ans déjà comme
aujourd'hui, ceux qui ont les cartes en mains, à qui on a tout donné pour réussir,
l'indépendance, des commandements, des infrastructures, de l'argent, des
blondes jeunes filles à épouser, refusent quand même de croire qu'ils sont
nos égaux." On
a coutume de faire jouer Othello par un Noir, surtout dans l'opéra de Verdi,
parce que de grands chanteurs noirs se sont spécialisés dans le rôle. Mais en
fait, dans la pièce de Shakespeare, et dans le titre lui-même, Othello est
qualifié de "maure" ; en termes modernes, on dirait "maghrébin".
Ça ne change rien à mon propos. Celui-ci ne convainquit personne. Mais il se faisait tard, nous avions beaucoup bu, et la qualité des acteurs n'est pas de philosopher. Christian MICHEL, le 01/05/2002
|