Marx, la lutte des classes


Source : Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, Philippe Nemo, 2002

Eléments de biographie

Karl Marx est né en 1818 à Trèves en Rhénanie, son père est un avocat d'origine juive converti au protestantisme. De 1835 à 1841, il se consacre à des études de droit, puis de philosophie et d'histoire. En 1842 il devient journaliste à "La Gazette Rhénane" et se spécialise dans les questions économiques avant de prendre le contrôle de ce journal qui sera bientôt interdit. Il quitte l'Allemagne et après des séjours à Paris et à Bruxelles, un passage à Cologne où il fonde la "Nouvelle Gazette Rhénane", il s'installera ensuite definitivement à Londres. Il y fera la connaissance de son acolyte Friedrich Engels, fils d'un industriel qui participera à son oeuvre et lui servira de support financier. Il écrira avec lui le "Manifeste communiste" en 1842 et commence à partir de 1849 l'écriture de la "Critique de l'économie politique" qui deviendra le "Capital"et dont seul le livre I sera publié de son vivant en 1867.

Marx voudra joindre la théorie à la pratique, d'un côté il sera le témoin de la Révolution de 1848 en France et s'intéresse à la Commune de Paris de 1871, il écrira au sujet de ces troubles politiques : "Les luttes de classe en France", "Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte", "La guerre civile en France" ; de l'autre côté il fonde à Londres en 1864 l'"Association internationale du travail" (AIT) qui sera appelée rétrospectivement "Première Internationale". L'AIT se donne pour but la révolution socialiste et l'unification des pays socialistes dans une confédération mondiale, elle jouera d'ailleurs un rôle essentiel dans le déclenchement de la Commune. Mais l'échec de la Commune et des dissensions dans le mouvement ouvrier conduisent à sa dissolution en 1876.

Les dix dernières années de Marx sont moins productives, il continue à écrire des articles et à entretenir une correspondance avec les grands leaders du mouvement socialiste international. Il décède à Londres en 1883, le livre II du Capital sera édité par Engels à titre posthume en 1885, le livre III en 1894.

I. Le matérialisme historique

A. La thèse fondamentale du matérialisme historique

Elle se trouve dans la Préface à la critique de l'économie politique : "Dans la pratique sociale de leur vie, les hommes entrent en rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un certain degré de développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle répondent des formes sociales et déterminées de conscience".

Les modes de production et rapports de production évolent selon la dialectique de l'histoire. Ainsi depuis la disparition du communisme tribal primitif, c'est-à-dire depuis la naissance des premiers Etats historiques au Proche-Orient ancien, la société a connu une succession des "modes de production", définis par les conditions techniques d'exploitation de la nature. Chacun de ces modes induit une certaine division du travail. La division du travail ne peut elle-même s'organiser que sur la base de certains rapports sociaux ou "rapports de production". Cependant, rien n'est stable dans l'histoire, qui, de nature dialectique, est continuellement travaillée par la contradiction. De nouvelles techniques, de nouvelles "forces productives" (facteirs de production), apparaissent sans cesse. Il se produit alors un hiatus entre la nouvelle division du travail appelée par ces nouvelles techniques et les anciens "rapports de production". Pour mettre en oeuvre les nouvelles forces productives, il faut que les hommes nouent entre eux des rapports d'un type nouveau, incompatibles avec les rapports légitimés par la structure juridico-politique antérieure. Les hommes entrent alors nécessairement en conflit. Il y a "lutte des classes", les émeutes, les révolutions, les changements de régime, les guerres, ne sont à chaque époque,que le symptôme de ce conflit fondamental entre mode de production et rapports de production qui définit historiquement l'époque. Ainsi la contingence, la libre volonté des hommes sont exclues de l'histoire. Les forces de production en gestation, qui ne peuvent trouver place dans les rapports de production, c'est-à-dire les structures juridico-politiques, d'une époque donnée, nourriront des conflits de plus en plus violents, jusqu'à ce que de nouveaux rapports de production rendant possible la nouvelle division du travail impliquée par le niuveau mode de production soient mis en place. Mais,à ce moment de nouvelles formes productives apparaîtront.

B. La succession des modes de production

Ils se distinguent par le régime de la propriété :

Mode de production tribal : la propriété est communautaire, il y a une faible division du travail au sein d'un clan ou tribu qui est une extension de la famille.

Mode de production antique : il est fondé sur la propriété collective, par les cités, d'esclaves que l'on fait travailler (propriété "communale") ; la propriété privée fait son apparition, "mais comme une forme anormale et subordonnée à la propriété communale" ; il y a des patriciens, des plébéiens, des esclaves.

Mode de production féodal : il est fondé sur la "propriété par ordres", à savoir, d'un côté, la propriété rurale des nobles qui font travailler des serfs, de l'autre, dans les villes, la "propriété corporative, organisation féodale du métier", où les compagnons sont exploités par les maîtres.

Mode de production bourgeois (ou capitaliste) : il est fondé sur l'opposition entre les capitalistes propriétaires des moyens de production et des prolétaires qui n'ont aucun moyen de production et doivent vendre leur travail pour vivre.

Chaque mode de production implique une forme déterminée de la division du travail, et celle-ci implique elle-même l'inégalité des conditions et l'exploitation d'une classe par une autre.

C. Le concept d'idéologie

Marx écrit dans sa thèse sur Feuerbach : "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience". Le matérialisme marxiste implique une défiance systématique à l'encontre de toutes les représentations que l'homme se fait de lui-même. Il se méfie de l'idéologie qui pour lui fonctionne comme une camera oscura ("une chambre obscure") qui renverse systématiquement la réalité sociale et la travestit (référence à la caverne de Platon).

Ce travestissement a une fonction bien précise, qui est de refléter à certains égards la vie sociale réelle, tout en masquant ce qui en est le ressort essentiel, la division de la société en classes antagoniques. Aussi longtemps que règne une division du travail répartissant les hommes en classes différenciées et hiérarchisées, les véritables rapports entre les hommes sont des rapports d'exploitation. Comme cette réalité est insupportable, on ne peut la voir en face et en parler en termes crus, directs : on la dissimule, et on la fonde en quelque nécessité qu'on présente comme incontournable - Dieu, la nature humaine, les valeurs morales, etc ... - alors qu'elle est un produit historique.

A chaque époque, la classe dominante produit l'idéologie qui justifie et conforte sa position sociale : "L'idéologie dominante est l'idéologie de la classe dominante". Elle en est dupe presque autant que les classes dominées. Ainsi doivent s'interpréter toutes les représentations de la politique, du droit, de la morale, de la religion, de l'art, de la métaphysique, réalités culturelles que Marx et Engels récusent en bloc, leur déniant toute valeur de vérité. Elles ne sont que de l'idéologie.

II. La théorie de la lutte des classes

Le Manifeste communiste explique où en est la lutte des classes. Il montre pourquoi l'opposition bourgeoisie-prolétariat doit déboucher sur la révolution prolétarienne. Il esquisse le tableau de ce que devrait être la prise du pouvoir par les révolutionnaires et le communisme futur. Marx considère ainsi que l'histoire arrive à un stade singulier : la classe dominée ne peut se libérer du joug de la classe dominante sans libérer du même coup et définitivement toute la société de toute oppression et de la lutte des classes elle-même. Avec la révolution prolétarienne prendrait donc fin la lutte des classes, et comme la lutte des classes est l'essence de l'Histoire, avec la victoire du prolétariat prendra fin l'Histoire elle-même.

A. La bourgeoisie

Les paysans du Moyen Age arrivés à la ville pour échapper au servage ont donné les "bourgeois" des premières communes. De là la "bourgeoisie". Plus tard, au XVIème siècle, les grandes découvertes ont donné à la bourgeoisie un champ d'action nouveau. Des échanges commerciaux ont eu lieu avec les colonies. Le commerce et l'industrie ont été en essor continu. Donc il y a eu croissance d'un élément "révolutionnaire" au sein même de la vieille société féodale. Or l'ancien mode d'exploitation ne suffisait plus aux besoins des nouveaux marchés. On inventa donc la manufacture. Face à elle, l'atelier avec ses maîtres artisans, recula devant la bourgeoisie industrielle, et toute l'organisation corporative du travail fut atteinte : "la divison du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail dans l'atelier même." Mais les marchés grandissaient toujours, alors on inventa la machine à vapeur et ce fut le début de la grande industrie. La grande industrie rencontra des besoins mondiaux et le marché mondialisé incitait à l'essor de la navigation, des voies de communication, qui accéléraient le développement du commerce. La bourgeoisie accroissait ses capitaux et refoulait à l'arrière-plan les classes léguées par le Moyen Age.

La bourgeoisie dominant économiquement, il lui fallait prendre le pouvoir politique. Elle l'obtint dans les Etats modernes après 1789. La bourgeoisie apparaît bien comme une classe révolutionnaire détruisant le monde féodal. Elle va développer des valeurs marchandes substituant aux rapports sociaux traditionnels, qui étaient essentiellement des rapports entre personnes (hommage, fidélité), des rapports entre choses. Ainsi le salariat est conçu par Marx comme un marché aboutissant à faire du rapport entre personnes un rapport entre choses : le salarié "vaut" ce que vaut la marchandise qu'il peut vendre, c'est-à-dire sa force de travail. La société bourgeoise est productrice d'indifférenciation entre les personnes, puisqu'elle est commandée par l'argent, on n'y considère pas quelqu'un en fonction de sa qualité (noble) mais en fonction de son pouvoir d'achat.

Marx reconnaît quelques mérites à la bourgeoisie, celui développé la technologie, le machinisme : "Le capitalisme est lié à l'exploitation sophistiquée de la nature par le machinisme". Mais en faisant cela la bourgeoisie aurait engendré une nouvelle classe qui devrait la détruire. Effectivement le capitalisme ne peut éviter la "révolte des forces productives", car l'exploitation des travailleurs créé des crises de surproduction qui font s'effondre des pans entiers de l'industrie et ruinent donc de nombreux capitalistes en même temps qu'elles mettent au chômage des milliers d'ouvriers. Ainsi les bourgeois seraient de moins en moins nombreux au fur et à mesure que le capitalisme se développe, alors que les rangs des prolétaires grossiraient.

Marx développe des explications sur les crises de surproduction. Pour lui, elles s'expliquent faute d'une planification de la production, il parle d'une anarchie de la production conséquence d'initiatives incohérentes des producteurs qui se précipitent tous sur une production parce que les prix de vente sont élevés. Quand tout le monde a fabriqué en masse le même produit, les prix s'effondrent et tout s'écroule. Marx croit ces crises non seulement inéluctables tant que le marché sera libre, mais vouées, en outre à être "de plus en plus amples". En effet, pour surmonter ces crises, les capitalistes réagissent par une "fuite en avant" : ils détruisent certaines forces productives, trouvent de nouveaux marchés et exploitent plus les anciens (augmentation du taux d'exploitation), et en ce sens ils créent les conditions pour que les crises futures, identiques aux précédentes quant à leur mécanisme de base, les dépassent en ampleur.

B. Le prolétariat

Le prolétaire est apparu à mesure que disparaissait le petit atelier du "maître artisan patriarcal". L'équipe de travail de cet atelier était une sorte de famille. À sa place, on a vu apparaître de véritables "armées industrielles", avec hiérarchie complète d'officiers et de sous-officiers, au sein desquelles règne le despotisme. Plus l'industrie et le machinisme ont progressé, moins le travail a exigé d'habilité et de force. Ce qui a tendu à annuler les différences dues, respectivement, à l'âge et au sexe des travailleurs.

D'autre part, avec le surcroît de productivité dû au machinisme et aux économies d'échelle réalisées par la concentration économique, les prix des produits industriels baissent, donc la concurrence ruine les anciens ateliers : leurs faibles capitaux ne leur permettent pas de soutenir la concurrence des capitalistes ; leur habilité technique est dépréciée. Leurs patrons et travailleurs - petits industriels, artisans, - tombent dans le prolétariat, ainsi que, par effet mécanique, les marchands, paysans, rentiers, qui n'arrivent pas à constituer des unités de production suffisamment capitalistiques et compétitives pour survivre dans le nouveau contexte. Ils viennent tous grossir les rangs du prolétariat.

Mais qu'est ce que le prolétariat ? Les prolétaires sont les ouvriers modernes "qui ne vivent qu'en trouvant du travail et qui n'en trouvent que si le travail accroit le capital" (par l'exploitation de la plus-value qui permet d'accroître les capitaux engagés). Les ouvriers sont donc une marchandise soumise à la concurence et aux fluctuations du marché. Leur travail a perdu tout attrait, à cause du développement du machinisme et de la parcellisation des tâches. L'ouvrier est devenu l'accessoire de la machine. Les opérations qu'il doit faire sont de plus en plus simples, de plus en plus monotones. De ce fait, il est de moins en moins payé : à mesure que le travail est déqualifié, les salaires tendent vers le bas, et plus précisément vers un "plancher" qu'on peut définir comme la somme permettant la reproduction brute de la force de travail (nourrir l'ouvrier et ses enfants). En même temps le travail devient de plus en plus pénible. Car la tendance à la baisse du salaire se traduit par une augmentation continue des temps et des cadences de travail. Enfin, l'ouvrier, revenu de l'usine, est la proie des autres bourgeois, propriétaires, boutiquiers, usuriers.

Ainsi le prolétariat est en lutte contre la bourgeoisie. Au début, cette lutte est le fait d'ouvriers isolés qui détruisent des marchandises étrangères, des macines, des fabriques ; ils s'efforcent de reconquérir la position perdue de l'artisan du Moyen Age. A ce stade, les ouvriers révoltés constituent une masse dispersée et divisée par la concurrence qu'ils se font entre eux pour trouver du travail. Mais ensuite, les modes de lutte prolétarienne deviennent plus cohérents sous l'effet de trois facteurs : le nombre des prolétaires augmente, ils sont de plus en plus concentrés (dans de grandes usines), leur masse est de plus en plus unifiée (puisque le progrès du machinisme ne nécessite plus de qualifications et que les salaires tendent vers le revenu de reproduction de leur classe). Alors les forces des prolétaires augmentent et la conscience de classe émerge : les heurts donnent désormais lieu à des coalitions, à des associations permanentes, à des émeutes organisées, ils prennent le caractère de clash entre classes antogonistes. Le prolétariat va encore se renforcer de l'arrivée en son sein d'hommes instruits, en les personnes de bourgeois ruinés par les crises mais aussi de bourgeois ralliés "à la classe qui tient l'avenir entre ses mains". De même que, jadis, une partie de la noblesse s'était ralliée à la cause de la bourgeoisie, de même se rallient à la cause du prolétariat les "intellectuels bourgeois qui ont atteint l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement de l'histoire."

III. Les idées économiques de Marx

A. Théorie de la plus-value

Le point de départ de Marx est la théorie classique de la valeur-travail. Il suppose que toute valeur vient du travail et analyse les rapports de production dans l'économie capitaliste comme une situation dans laquelle une "plus-value" est dérobée au travailleur par l'employeur. Pour Marx, il s'agit bien d'un vol pur et simple car le capitaliste, dès lors qu'il ne travaille pas la matière est réputé ne pas travailler du tout et n'a donc aucun droit sur la valeur créée.

Le capitaliste se situe dans un circuit Argent - Marchandise - Argent, où la marchandise est un simple intermédiaire de la spéculation financière, et non dans un circuit où ce serait l'argent qui serait un intermédiaire des échanges concrets de marchandises. (Mais le premier circuit correspond à une logique de production et le deuxième à une logique d'échange).

Le capitaliste ne cherche pas à satisfaire producteurs et consommateurs, il est guidé par la seule recherche individuelle du profit. Il obtient ce profit à partir de la différence entre la valeur créée par le travail et la valeur payée au travail. On peut définir le taux d'exploitation ou le taux de plus-value, pl/v, qui est le rapport de la plus-value pl au "capital variable" v (défini comme le prix à payer pour l'entretien de la force de travail). On peut augmenter pl/v soit en augmentant la productivité (il y aura alors "production de plus-value relative") soit en augmentant le temps de travail ("production de plus-value absolue"). On définit ensuite le taux de profit P, rapport de la plus-value pl, sur le capital k investi : P = pl/k, qui peut s'écrire : P = pl/c+v, k étant le "capital total", c le "capital constant, v le "capital variable".

B. Baisse tendancielle du taux de profit

Par sa théorie de la "baisse tendancielle du taux de profit", Marx veut montrer que le système capitaliste n'est pas stable, qu'il est voué à connaître des crises et, finalement, à disparaître. Les capitalistes sont en effet condamnés, pour faire face à la concurrence, à réinvestir la plus-value dans la production et ainsi à "accumuler le capital". Mais cette accumulation de capital consiste essentiellement à investir dans le capital constant (machines, équipements, brevets, ...) ; le capital variable reste identique (c'est le salaire de la journée de travail des ouvriers). Or le capital constant, à la différence du capital variable, n'engendre pas de valeur : le capitaliste est obligé de payer les machines à leur exacte valeur, il ne peut tricher en les "faisant travailler" pour plus qu'elles ne coûtent. Cette augmentation de ce que Marx appelle la "composition organique du capital" c/v altère alors le taux de profit. En effet, en divisant par v le numérateur et le dénominateur dans l'équation P = pl/c+v, on obtient P = (pl/v)/(c/v + 1). Et cette formule montre qu'à mesure que c/v augmente, P diminue. Il en résulte nécessairement que l'accumulation du capital mène à une baisse du taux de profit du capitaliste.

La crise est cependant différée : car la substitution de c à v engendre du chômage, ce que Marx appelle l'"armée de réserve industrielle", celui-ci fait baisser les salaires qui se rapprochent du prix de la "reproduction brute de la force de travail". Et cette baisse des salaires ralentit la baisse des profits. Mais la baisse même des salaires crée une sous-consommation qui fait chuter les prix et donc les profits. Alors les petites entreprises font faillite, seuls surnagent les entreprises les plus productives : d'où le mouvement de concentration de l'industrie et la succession des crises cycliques de plus en plus graves jusqu'à la crise finale.

IV Actualité et prolongements

Le concept même de "plus-value" ou l'idée que le capitaliste vole l'employé en ne lui payant pas l'intégralité de ce qu'il lui rapporte, est fausse. En réalité, employeur et employé nouent un contrat, et si ce contrat est libre, on peut dire que, lorsqu'il s'établit, il y a par définition égalité des satisfactions subjectives de part et d'autre. En effet, l'accord passé entre eux signifie que l'employeur estime de son intérêt de payer à l'ouvrier une certaine somme en échange de sa contribution productive marginale effective ; et que l'ouvrier, de son côté, estime que le salaire qu'on lui propose est supérieur à ce qu'il pourrait gagner ailleurs. Il est certain que si l'ouvrier est peu qualifié, ou s'il y a beaucoup d'ouvriers en concurrence pour obtenir un même emploi, son apport marginal sera faible, et donc son salaire (salaire = productivité marginale du travail). Mais inversement, si les perspective de vente du produit sont élevées, ou si les employeurs sont eux-mêmes en concurrence pour avoir de la main d'oeuvre qualifiée pour cette production, l'apport marginal de l'employé et son salaire seront donc élevés. Exiger que l'employeur paie plus que ce qu'il est prêt à payer volontairement compte tenu de ses calculs micro-économiques (portant sur les frais globaux de production, les perspectives d'écoulement de la production sur le marché, l'emploi alternatif qu'il pourrait faire de son capital), c'est sortir du cadre contractuel, c'est introduire un rapport de force. Celui-ci rompt le lien social de la justice, a pour effet de distrordre la structure des prix relatifs et donc de rendre l'économie sous-optimale, au détriment, en premier lieu, de ceux qui sont au bas de l'échelle des revenus. Il joue contre le progrès en même temps que contre la paix. Marx, en donnant une apparence de scientificité à la vieille haine des riches jadis excitée par les mouvements millénaristes, allait convaincre, par cercles concentriques, une puissante armée d'esprits simples. L'idéologie marxiste se substituerait aux vieilles superstitions religieuses pour entretenir une interminable guerre sociale en Europe et dans le monde...

Philippe NEMO, Histoire des Idées Politiques aux Temps modernes et contemporains, 2002

 

Valeur travail, c'est Marx qui avait tort (39 leçons d'économie contemporaine, Philippe Simonnot)

Analyse autichienne de la lutte des classes

Qu'est-ce qui cloche dans cette analyse ? La réponse devient évidente, une fois qu'on s'est demandé pourquoi le travailleur accepterait jamais un tel échange. Il accepte parce que son salaire représente des produits actuels — alors que des services de son travail ne représentent que des produits futurs, et qu'il donne plus de valeur aux biens présents. Après tout, il pourrait aussi décider de ne pas vendre des services de son travail au capitaliste et récupérer lui-même la "valeur totale" de son produit. Mais cela impliquerait bien sûr qu'il attende plus longtemps que des produits de consommation lui deviennent accessibles. En vendant les services de son travail, il démontre qu'il préfère recevoir moins de produits de consommation aujourd'hui et à en avoir éventuellement davantage demain. De son côté, pourquoi le capitaliste est-il d'accord pour faire affaire avec le travailleur ? Pourquoi accepte-t-il d'avancer des produits actuels (de l'argent) au travailleur en échange de services qui ne rapporteront que plus tard ? A l'évidence, il ne voudrait pas payer aujourd'hui 1 000 F s'il ne devait recevoir la même somme que dans un an. Dans ce cas, pourquoi ne pas garder les 1 000 F et avoir en plus l'avantage de l'avoir à portée pendant une année entière ? Non, il faut qu'il puisse s'attendre à recevoir davantage que les 1 000 F à l'avenir s'il doit les abandonner maintenant au travailleur. Il faut qu'il puisse faire un bénéfice, ou plus exactement recevoir un revenu d'intérêt. D'ailleurs il est aussi contraint d'une autre manière par la préférence temporelle, par le fait que celui qui agit préfère toujours une satisfaction immédiate à une même satisfaction dans l'avenir. Car si l'on peut obtenir une somme plus importante dans l'avenir quand on l'abandonne maintenant, pourquoi n'épargne-t-il pas davantage qu'il ne le fait ? Pourquoi n'embauche-t-il pas davantage de travailleurs, si chacun d'entre eux lui promet un revenu d'intérêt supplémentaire ? La réponse, ici, est aussi évidente : parce que le capitaliste est aussi consommateur, et qu'il ne peut éviter de l'être. Le montant de son épargne et de ses investissements est limité par ce fait nécessaire que lui aussi, comme le travailleur, a besoin d'une fourniture de produits actuels "assez grande pour assurer la satisfaction des besoins dont la satisfaction pendant l'attente est jugée plus urgente que des avantages qu'apporterait un allongement supplémentaire de la période de production." Ce qui cloche, par conséquent, dans la théorie marxiste de l'exploitation est que celle-ci ne reconnaît pas le phénomène de la préférence temporelle comme catégorie universelle de l'action humaine. Que le travailleur ne reçoive pas la "valeur totale" de son travail n'a rien à voir avec de l'exploitation mais reflète seulement le fait qu'il est impossible à un homme d'échanger des biens futurs contre des biens présents sans payer un escompte. Contrairement à la situation de l'esclave et du maître où le second exploite le premier, la relation entre le travailleur libre et le capitaliste est avantageuse pour des deux parties. Le travailleur entre dans l'accord parce que, étant donnée sa préférence temporelle, il préfère moins de biens tout de suite à davantage plus tard ; et le capitaliste le fait parce que, étant donnée sa préférence temporelle, il a un ordre de préférences inverse, qui place un plus grand volume de biens futurs au-dessus d'un plus petit maintenant. Leurs intérêts ne sont pas antagonistes mais harmonieux. Si le capitaliste n'attendait pas de revenu d'intérêt, le travailleur s'en trouverait plus mal, devant attendre plus longtemps qu'il ne souhaite attendre.

La définition autrichienne de l'exploitation

Le point de départ de l'analyse autrichienne de l'exploitation, comme il se doit, est simple et clair. En fait, on l'a déjà établi au cours de l'analyse de la théorie marxiste : l'exploitation caractérisait bel et bien la relation entre l'esclave et son maître ainsi qu'entre le serf et le seigneur féodal. Mais on n'a trouvé aucune exploitation possible dans le capitalisme propre. Quelle est la différence de principe entre les deux cas ? La réponse est : la reconnaissance ou non du principe du Droit de la première mise en valeur. Le paysan féodal est exploité parce qu'il n'a pas la maîtrise exclusive de la terre qu'il avait été le premier à mettre en valeur, et l'esclave n'est pas maître de son propre corps dont il était [c'est le cas de le dire] le premier occupant. Si, à l'inverse, chacun a la maîtrise exclusive de son propre corps (c'est à dire s'il est un travailleur libre) et agit en respectant le Droit du premier utilisateur, alors il ne peut pas y avoir d'exploitation. Il est logiquement absurde de prétendre que celui qui s'empare d'objets qui n'appartiennent encore à personne, ou qui emploie ces biens à des productions futures, ou épargne des biens ainsi appropriés ou produits pour accroître la disponibilité à venir des produits, pourrait exploiter qui que ce soit en le faisant. Personne n'a rien pris à personne au cours de ce processus, et on y a même produit davantage de biens. Et il serait également absurde de prétendre qu'un accord entre différents propriétaires initiaux, épargnants et producteurs quant à l'usage de leurs biens ainsi appropriés sans exploitation pourrait impliquer une injustice quelconque dans ce cas. Bien au contraire, c'est lorsqu'un écart, quel qu'il soit, se produit par rapport au principe de la première mise en valeur que l'exploitation a lieu.

C'est de l'exploitation, lorsqu'une personne fait prévaloir ses prétentions à une maîtrise totale ou partielle de biens qu'elle n'a pas été la première à mettre en valeur, qu'elle n'a pas produits, ou qu'elle n'a pas acquis par contrat auprès d'un producteur-propriétaire antérieur. L'exploitation, c'est l'expropriation des premiers utilisateurs, producteurs et épargnants par des non premiers utilisateurs, des non producteurs, des non épargnants arrivés par la suite. C'est l'expropriation de gens dont des prétentions sur leur propriété se fondent sur le travail et le contrat par des gens dont des prétentions sortent on ne sait d'où, et qui ne tiennent absolument aucun compte du travail et des contrats des autres. Inutile de dire que l'exploitation ainsi définie est partie intégrante de l'histoire humaine. Il y a deux manières de s'enrichir : ou bien on met en valeur des ressources inutilisées, on produit, épargne, passe des contrats, ou bien alors on exproprie ceux qui ont mis en valeur, produit, épargné et passé des contrats. Il y a toujours eu, à côté de la mise en valeur, de la production et de l'épargne, des acquisitions de propriété non productives et non contractuelles. Et au cours de l'évolution économique, tout comme des producteurs et des contractants peuvent se constituer en sociétés, en entreprises, en associations, des exploiteurs peuvent se combiner pour former des entreprises d'exploitation à grande échelle, Etats et gouvernements. La classe dirigeante (laquelle, encore une fois, peut être hiérarchisée) est au départ composée des membres de ces entreprises d'exploitation. De sorte qu'avec une classe dirigeante installée sur un territoire donné et se livrant à l'exploitation des ressources économiques d'une classe de producteurs exploités, le centre de toute histoire devient bel et bien la lutte entre exploiteurs et exploités. Alors, l'histoire, pertinente est essentiellement celle des victoires et des défaites des maîtres dans leurs tentatives pour accroître au maximum leur revenu d'exploiteurs et celle des sujets dans leurs tentatives pour freiner et inverser cette tendance. C'est sur cette évaluation de l'histoire que des Marxistes et des Autrichiens tombent d'accord, et c'est pourquoi il existe une affinité remarquable entre des recherches historiques de l'une et l'autre école. L'une et l'autre s'opposent à une historiographie qui ne reconnaît qu'actions et interactions, toutes traitées sur un pied d'égalité moral ou économique ; et des deux s'opposent également à une historiographie pour qui, en lieu et place de cette neutralité, il conviendrait de rehausser son récit par des jugements de valeur purement subjectifs. Non : il faut raconter l'histoire en termes de liberté et d'exploitation, de parasitisme et d'appauvrissement, de propriété privée et de sa destruction. Sinon, on la présente faussement.

Alors que des entreprises productrices apparaissent et disparaissent pour cause de soutien volontaire ou de son absence, une classe dirigeante n'arrive jamais au pouvoir parce qu'il existerait une demande pour ses services, et elle n'abdique pas non plus lorsqu'il est visible que l'on souhaite son abdication. C'est vraiment trop en demander à l'imagination que de prétendre que des premiers utilisateurs, producteurs, parties aux contrats, auraient exigé qu'on les exproprie. On doit les forcer à s'y résigner, et cela prouve de manière définitive qu'il n'existait aucune demande pour cela. On ne peut pas dire non plus qu'il soit possible de jeter à bas une classe dirigeante en s'abstenant de toute transaction avec elle, comme on réduit à la faillite une entreprise productive. C'est de transactions non productives et non contractuelles que la classe dirigeante tient son revenu, et aucun boycott ne peut l'affecter. Bien plutôt, ce qui rend possible l'émergence d'une entreprise d'exploitation, et ce qui à l'inverse peut l'abattre, est un état particulier de l'opinion publique ou, en terminologie marxiste, un état particulier de la conscience de classe. Un exploiteur fait des victimes, et des victimes sont des ennemis potentiels. Il est envisageable que cette résistance puisse être durablement brisée par la force dans le cas d'un groupe d'hommes en exploitant un autre de taille à peu près semblable. En revanche, il faut bien davantage que la force pour développer l'exploitation d'une population plusieurs fois plus nombreuse. Pour y parvenir, l'entreprise doit avoir le soutien de l'opinion. Il faut qu'une majorité de la population accepte comme légitimes des actes qui assurent l'exploitation. Cette acceptation peut osciller entre l'enthousiasme actif et la résignation passive. Mais il doit s'agir d'acceptation, en ce sens que la majorité doit avoir abandonné l'idée de résister activement ou passivement à toute tentative pour imposer des acquisitions de propriété non productives et non contractuelles. La conscience de classe doit être faible, sous-développée, floue. C'est seulement si cet état de choses se maintient qu'une entreprise d'exploitation peut prospérer alors même que personne n'en a besoin. Le pouvoir de la classe dirigeante peut être brisé que si, et dans la mesure où, exploités et expropriés acquièrent une idée claire de leur propre état, et s'unissent à d'autres membres de leur classe dans un mouvement idéologique qui traduit l'idée d'une société sans classes où toute exploitation est abolie. Ce n'est que si, et dans la mesure où la majorité du public exploité s'intègre consciemment dans un tel mouvement, et si tous s'indignent des acquisitions de propriété non productives et non contractuelles, affichent leur mépris envers quiconque se livre à de tels actes, et refuse délibérément de contribuer en rien à leurs entreprises, qu'on peut amener ce pouvoir à s'effondrer.

(Marxist and Austrian Class Analysis" (http://www.mises.org/journals/jls/9_2/9_2_5.pdf), Hans Hermann HOPPE, Journal of Libertarian Studies, Vol IX n°2, automne 1990. Traduction de François Guillaumat. Repris comme chapitre 4 de The Economics and Ethics of Private Property (Boston : Kluwer Academic Publishers, 1993).