À la recherche de lamain invisible (interview)


Vous les économistes, vous vous intéressez aux relations entre les individus et c'est ainsi que vous avez mis en évidence un phénomène étrange, pouvez-vous nous en parler ?

Oui, globalement, nous avons mis en évidence un ordre spontané qui veut que dans une société où les échanges sont libres et consentis des individus en très grand nombre arrivent à se coordonner avec d'autres individus dont ils ne connaissent à peu près rien. Cette coordination spontanée est à la base de la compréhension du fonctionnement d'une économie.

Vraiment, mais comment cette coordination est possibles entre gens qui ne se connaissent pas ?

Parce que l'on suppose que chaque individu est rationnel et à la recherche de son intérêt. Donc chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher pour tout le capital dont il peut disposer l'emploi le plus avantageux (spécialisation dans son travail) : il est bien vrai que c'est son propre bénéfice qu'il a en vue, et non celui de la société, mais les soins qu'il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d'emploi même qui se trouve même être le plus avantageux à la société.

Dès lors, l'intérêt public n'est jamais mieux servi que lorsqu'on laisse les individus libres de travailler à satisfaire leurs intérêts égoïstes, comme dirait Adam Smith qui formule ainsi la main invisible du marché.

La main invisible c'est donc le règne de l'égoïsme, pas de place pour l'altruisme ?

N'opposez pas égoïsme à altruisme, pas égoïsme nous voulons dire recherche de la satisfaction personnelle. Or dans l'échange chacun cherche à satisfaire ses besoins, les motifs de l'échange sont donc égoïstes, même s'il s'agit de faire la charité, c'est-à-dire faire preuve d'altruisme.

C'est un paradoxe difficilement compréhensible.

Mais non, la main invisible découle du fait que les individus réalisent par l'échange un jeu à somme positive, c'est-à-dire que chacun gagne lors de l'échange. Si je recherche un vieux numéro du journal de Mickey que je serais prêt à payer 10 € et que quelqu'un me le vend pour 7 €, je suis gagnant. Si ce quelqu'un était prêt à le céder pour 5 €, il est aussi gagnant non ? Nous ne cherchions pas à nous faire de cadeaux dans cet échange et pourtant nous y avons gagné quelque chose.

Maintenant, supposons que vous êtes altruiste, vous ne recherchez pas à entrer dans une relation commerciale, pourtant vous venez de faire l'aumône de 10 € à une personne nécessiteuse. Pour cette personne le gain est évident, mais pour vous aussi, la satisfaction que vous ressentez est supérieure à ces 10 € sinon vous ne les lui auriez pas donnés. Ce que vous devez comprendre c'est que le moteur de notre action n'est pas seulement une satisfaction d'ordre matérielle.

D'accord, je comprends mieux nous agissons donc en arbitrant entre la valeur que nous donnons à telle ou telle chose et son prix sur le marché.

Oui, le fonctionnement de la main invisible implique un marché libre régulé par la loi de l'offre et de la demande. Cette loi fixe le niveau des prix et les prix sont le signal par lequel nous agissons sur le marché. Comme le disait Jacques Garello : "Les prix traduisent les pénuries, les excédents, et poussent les agents économiques, producteurs et consommateurs, vers un ajustement de l’offre et de la demande à des niveaux plus avantageux (…)

Pour que les ajustements du marché puissent se faire, il faut que rien ne vienne fausser les prix relatifs. Une manipulation des prix prive les agents économiques d’une information significative, ils sont amenés à faire de fausses anticipations, et les déséquilibres ne peuvent se résorber : impossible de coordonner sur ces bases là. Or, ce qui caractérise les économies contemporaines, c’est l’intervention des pouvoirs publics qui ont la prétention de se substituer à l’ordre spontané du marché pour faire valoir leur propre « ordre », leurs propres priorités. Ainsi, les gouvernements ont-ils réduit la liberté des prix un nombre croissant de prix n’obéissent plus aux pressions de l’offre et de la demande, mais aux prescriptions administratives. Soutien des prix agricoles, blocage des loyers, prix de la santé, de la protection sociale : trop élevé ou trop bas, les faux prix engendrent excédents et pénuries durables. "

Donc si je comprends bien la main invisible résulte de la recherche par chacun de la satisfaction de ses besoins et la coordination des besoins passe par le signal des prix, si un bien est trop cher par rapport à la valeur que je lui donne je ne l'achète pas et si il est moins cher je l'achète. Il faut donc que nous accordions tous une valeur différente aux choses pour que nous réalisions cette main invisible. Mais pourquoi n'avons nous pas la même perception de la valeur ?

Parce que nos goûts sont différents, mais si nous échangeons c'est aussi pour pouvoir acquérir ce que nous ne fabriquons pas et que d'autres peuvent produire moins cher et mieux ce que nous souhaitons consommer.

La concurrence est-elle nécessaire à la main invisible ?

La concurrence ou la menace de concurrence sont nécessaires, car si on est certain de garder le monopole de notre production on ne cherchera pas à satisfaire au mieux nos consommateurs, la main invisible pousse à se surpasser par rapport aux concurrents afin de capter leur clientèle. Elle assure un niveau de service optimal et au moindre prix.

D'accord, mais le problème de la main invisible c'est qu'elle repose sur un homme rationnel en recherche permanente de ce qui permet d'obtenir une satisfaction maximale, nous ne sommes pas comme cela en réalité.

Milton Friedman vous répondrait que l'homo oeconomicus (l'homme rationnel, qui maximise son utilité sous contrainte) est peut-être un être mythique, une invention des économistes, mais qu' il ne l'est ni plus ni moins que bien des lois physiques concernant le comportement des atomes et des électrons. Comme lui celles-ci ne sont bien souvent que des lois statistiques portant sur un comportement "moyen" qui ne prétend pas décrire le comportement réel de chaque particule.

Les économistes aiment bien l'analogie entre l'économie et les sciences physiques, pouvons nous mieux comprendre l'économie à travers les sciences physiques ?

Oui je le crois, le grand physicien Ilya Prigogine s'est exprimé à ce sujet, je lui laisse la parole :

Notre Univers, né d'un chaos initial - une explosion, il y a 15 milliards d'années -, s'est organisé en galaxies et planètes. La Vie elle-même, née des hasards de la sélection naturelle, progresse vers toujours plus d'organisation et de complexité.

L'économie fonctionne aussi sur ce modèle : de la somme d'activités individuelles désordonnées surgissent l'ordre social et le progrès économique. Le destin des nations est également affecté de turbulences qui, après des fluctuations géantes - mouvements de foules, conflits -, débouchent sur un nouvel ordre social qui fait appel à davantage de ressources énergétiques.

Le décalage est gigantesque entre cette analyse "chaotique" de la société et le discours usuellement tenu par la classe politique. A les entendre, les gouvernements auraient la situation bien en main, et, s'ils pouvaient peser sur les bons leviers, obtiendraient les résultats attendus. Cette ignorance politique n'est que le reflet du retard général de l'enseignement, qui enferme l'opinion dans le système périmé de la mécanique de Newton. Dans les faits, cette vision d'un Univers prévisible comme une horloge est en permanence contredite par le modèle de la mécanique quantique .

C'est bien compliqué, cela veut-il dire que l'Etat ne doit pas intervenir dans l'économie car si il le fait il créé des effets pervers qui dérèglent ses mécanismes, qui faussent la main invisible ?

Vous avez tout compris.

Pourquoi les interventions de l'Etat dans l'économie perturbent-elles les équilibres du marché, qu'est ce qui en découle ?  Vous pourrez vous aider du texte de Manzoni.