Les externalités, le marché et l'Etat
Revenons sur quelques définitions basiques. La définition canonique formulée par Laffont est à ce propos fort instructive : l’auteur définit les externalités technologiques comme l’ensemble des effets indirects générés par une activité de consommation ou une activité de production sur l’ensemble de consommation des autres consommateurs, ou encore sur leur fonction d’utilité ou enfin sur les fonctions de production des autres producteurs.
Distinguant entre les externalités positives et les externalités négatives, l’auteur rajoute plus loin : « D'un point de vue pratique les externalités les plus significatives sont ceux liées aux activités polluantes, nous pouvons donc dire que la théorie des externalités sert essentiellement à créer l'économie de l'environnement ». Dans la même perspective, Picard ne dit pas autre chose lorsqu’il expose le raisonnement suivant : « En somme, en concurrence parfaite, le système des prix guide les agents vers une utilisation efficace des ressources dont dispose la collectivité. Il existe cependant des cas où les prix ne jouent pas bien ce rôle que la théorie de la concurrence parfaite leur assigne et où les coûts et les avantages privés diffèrent des coûts et avantages pour la collectivité. Ce sont les situations où les décisions de consommation ou de production d’un agent affectent directement la satisfaction ou le profit d’autres agents, sans que le marché évalue et fasse payer ou rétribue l’agent pour cette interaction. On parle alors d’externalités ou d’effets externes. En cas d’externalités, le système des prix ne guide plus les agent vers des décisions socialement optimales et il en résulte des formes diverses d’inefficacités dans l’organisation des activités de production et de consommation ».
Trois remarques s’imposent à ce niveau de l’analyse. Premièrement, la définition donnée du concept d’externalité est tellement vaste que tous les effets indirects peuvent être considérés comme des externalités. Si un travailleur est en bonne santé ou de bonne humeur, cela aura certainement des répercussions positives sur son travail, et donc pour son employeur. Si mon garagiste n’est pas compétent et que ma voiture tombe souvent en panne, j’arriverai souvent en retard à mon travail. Si les rues ne sont pas sûres et que les délinquants ne sont jamais inquiétés, il se peut aussi que je sois agressé sur le chemin de mon travail… Les exemples, montrant qu’une relation contractuelle entre deux agents A et B peut avoir des répercussions positives ou négatives sur un agent C sans que C soit dédommagés ou au contraire imposés selon les cas, sont infinis. Pareillement, l’ensemble des éléments qui peuvent avoir des répercussions sur la santé ou l’humeur d’un individu est si vaste qu’il s’avère impossible de les recenser par avance. Mais alors tout est externalités à des degrés divers. Ce fait incontestable en fait-il une défaillance spécifique du marché ? Non, c’est en fait un trait caractéristique de toute organisation humaine de sorte que ce même type de défaillances ou d’imperfection existerait dans une économie totalement administrée par une planification centrale. C’est même l’existence d’une quantité non dénombrable de manière ex ante d’effets externes qui condamne toute entreprise de planification centralisée de l’économie et qui est à l’origine des fameux « effets pervers » résultant d’une réglementation trop pointilleuse des comportements économiques. De ce point de vue, le marché apparaît comme le système le moins inapte à exploiter et à gérer des « défaillances » qui s’inscrivent dans la nature même des organisations humaines et de l’homme lui-même. Autrement dit, une planification ou une administration centrale sont, à ce titre, une organisation humaine qui sera caractérisée par le même type de défaillances que l’analyse microéconomique impute ici au marché.
Deuxièmement, même s’il existe des externalités négatives et des externalités positives, on ne voit pas pourquoi une catégorie serait plus significative qu’une autre sauf à introduire d’emblée un biais dans l’analyse. Si l’on affirme que les externalités négatives comme la pollution sont les plus significatives, on fait de ce concept l’instrument de l’élaboration d’une théorie de la croissance endogène qui devient fondamentalement une théorie de l’économie de l’environnement de laquelle il sortira inévitablement que l’Etat se doit d’encadrer le processus concurrentiel caractérisé par des effets externes négatifs que les agents ne sont pas capables d’intégrer dans leur comportement. Mais un tel résultat est loin d’être une surprise dans la mesure où il était inscrit dans les hypothèses de départ. C’est bien là toute l’ambiguïté de ce concept qui permet d’introduire un biais dans l’analyse qui disparaît pour peu que l’on reconnaisse que les processus concurrentiels sont générateurs d’autant d’effets externes positifs que d’effets externes négatifs. Et comme ces effets externes échappent par définition au système des prix, il est bien difficile de les mesurer et de conclure que les effets négatifs seraient plus importants ou plus significatifs que les effets positifs.
Si la dynamique de croissance a pu, malgré tout, perdurer dans les pays développés, c’est que l’on est en droit de penser que les effets externes positifs ont été de nature à dégager les ressources permettant de compenser les effets externes négatifs. Et si la croissance n’a jamais pu même émerger dans les pays à économie planifiée, c’est que la capacité de l’Etat à jouer le rôle de « planificateur bienveillant », que la théorie économique lui attribue a priori, est peu établie. A long terme, les externalités positives l’emporteraient sur les externalités négatives. Ainsi, la pollution n’est pas un problème nouveau. Les villes françaises du Moyen Age souffraient du manque d’hygiène et les épidémies venaient terrasser les populations fragilisées par des conditions de vie misérables. Cette pollution avait des conséquences directes et observables sur les taux de mortalité. L’augmentation du niveau de vie a mis fin à cette condition du moins dans les pays qui ont connu la croissance, et c’est un formidable effet externe positif. Au moment du décollage industriel en Angleterre, la pollution générée par l’usage intensif du charbon était un effet externe négatif de la première révolution industrielle (et la ville de Londres était alors bien plus polluée qu’elle ne l’est aujourd’hui) mais la croissance a survécu au charbon, comme elle survivra sans doute au pétrole. Cette capacité de renouveler les technologies est un effet externe positif de l’investissement dans la science et la connaissance, investissements réalisés non seulement par les Etats et les laboratoires publics, mais aussi et surtout par les entreprises et les laboratoires privés qui ne sont pas toujours dans l’incapacité d’internaliser les effets externes (en mutualisant par exemple les dépenses de recherche).
Quand Adam Smith met en exergue, à travers son exemple célèbre de la fabrique d’épingles, les effets positifs liés à la spécialisation, qui nourrit une division du travail de plus en plus fine dans l’entreprise et entre les entreprises, il montre en fait que le marché est un vaste processus collectif et global de génération d’effets externes positifs : la spécialisation de chacun étant profitable à tous via les gains de productivité, l’apprentissage et l’efficience qu’elle permet d’initier génère un profit positif pour l’ensemble de la collectivité. L’idée a été reprise par Romer plus tard sous la formule suivante : « plus je suis entouré de gens motivés et compétents, plus je suis moi-même motivé et compétent ». Ce type d’observation, basée sur le constat d’effets externes positifs, est-il un argument en faveur de l’interventionnisme ou n’est-il pas plutôt la reconnaissance du caractère éminemment positif des effets d’émulation et d’entraînement qui sont au cœur des processus et des environnements compétitifs ? Loin d’être un argument en faveur de l’intervention de l’Etat, cette découverte va dans le sens d’une meilleure compréhension des processus de marché, ce qui rend plus problématique encore une intervention efficace des pouvoirs publics : en effet, le « planificateur bienveillant », qui prend prétexte de l’existence d’externalités négatives pour limiter l’action des marchés, prend le risque de contrarier dans le même temps l’action des externalités positives liées à l’existence du marché. Ce risque est accentué pour deux raisons : d’une part parce que les définitions minimisent l’importance même des externalités positives ; d’autre part parce que les externalités ne peuvent pas faire l’objet d’une observation directe et d’une mesure précise permettant de juger de l’efficacité des politiques mises en oeuvre.
Troisièmement, considérer les effets externes comme des défaillances inhérentes aux processus de marché revient à avoir une conception bien réductrice de la rationalité des comportements humains, assimilant la recherche de l’intérêt et le comportement d’optimisation qu’il induit à une forme exacerbée d’égoïsme s’opposant nécessairement au bien commun et à l’altruisme. Considérons deux exemples illustrant les phénomènes des externalités de production et des externalités de consommation. « Lorsqu’une firme met au point un nouveau procédé de fabrication, d’autres entreprises sont susceptibles de bénéficier aussi des progrès techniques réalisés, avec éventuellement un certain décalage dans le temps, nécessaire pour que l’innovation se banalise. L’avantage apporté par l’innovation à l’ensemble des entreprises sera donc bien plus grand que les gains de l’innovateur ». C’est pourtant justement ce qui rend les économies de marché si dynamiques et si prospères par rapport à des économies où tous les choix sont encadrés et réglementés par une administration centrale. Le fait qu’une innovation se diffuse inexorablement est dans la nature des processus de compétition et les innovateurs le savent. Pourtant, cela n’a jamais empêché les firmes de consacrer des efforts intenses à la R&D, voire dans certains secteurs de mutualiser les efforts de recherche. D’abord, parce qu’une firme peut mettre en œuvre des moyens pour limiter ou ralentir la diffusion des connaissances nouvelles pour lesquelles elle aura consacrer des efforts intenses de R&D. Ensuite, parce qu’une firme peut avoir un intérêt à voir se diffuser son innovation dans le sens où le processus de diffusion de l’innovation contribue aussi à son amélioration, ce qui génère des effets externes positifs qui profitent aussi à l’innovateur initial.
Le second exemple porte sur une externalité de consommation : « Il y a des économies externes de consommation lorsque ce sont les décisions d’un consommateur qui profitent à d’autres agents sans qu’il y ait compensation monétaire. Par exemple, quand je repeins la façade de ma maison, quand j’entretiens mon jardin ou que je fleuris mon balcon, cela apporte presque autant de satisfaction à mes voisins qu’à moi-même et ceux-ci ne me dédommagent pas pour le service rendu ». Ce type d’observation repose sur une conception bien étrange de la rationalité individuelle. Si mon voisin prend la décision de refaire sa façade, il en assume la conséquence, c’est-à-dire le coût. Imaginez toutes les factures que vous recevriez si l’on tirait les conséquences d’une telle observation théorique : après tout, je profite non seulement du fait que la façade de mon voisin est refaite ou son balcon est fleuri, mais aussi du fait qu’il est bien habillé ou qu’il est poli. Dois-je alors participer aux coûts de son habillement et de son éducation ? On sait ce qu’il advient si l’on décide de faire supporter aux autres les conséquences financières de ses propres choix, sous prétexte de l’existence d’effets externes dont on peut toujours montrer l’existence après coup. Par ailleurs, cette remarque laisse penser que ma satisfaction de mettre des fleurs à mon balcon est diminuée du fait que cela profite à mon voisin. On n’admet pas une seconde que mon intérêt personnel puisse aussi être lié au fait d’entretenir des relations de bon voisinage, relations qui seront justement améliorées si je décide d’entretenir mon balcon. En généralisant ce raisonnement, mon voisin procédera de la même manière et les résidents vivront dans un environnement fleuri.
Contrairement à la thématique du « passager clandestin », la poursuite de l’intérêt personnel, pour peu que l’on ne s’attache pas à une vision volontairement biaisée et caricaturale de l’intérêt personnel, rejoint dans ce cas l’intérêt commun. La théorie néo-classique contemporaine, en déclinant à l’infini le problème du passager clandestin et la thématique des externalités aux fins de mettre en exergue les « défaillances du marché », passe complètement à côté de la conception smithienne de la rationalité individuelle. Cette dernière repose sur le principe fondamental de « sympathie » - qui joue un rôle similaire au principe de gravitation dans l’ordre physique -, en montrant que l’égoïsme supposé des individus contient aussi les intérêts et les opinions d’autrui. L’analyse de Adam Smith permet en fait « d’élargir la notion d’intérêt individuel, qui intègre un souci pour les proches et pour les gens avec lesquels nous sympathisons ». Ce qui nous conduit à souligner avec Dupuy que, pour le père fondateur de la science économique, « l’individu n’est absolument pas celui des néo-classiques, l’homo economicus isolé et autonome ». L’analyse de Adam Smith fut réduite, pour mieux être rejetée, à l’image de la « main invisible » alors que l’auteur écossais a initié une réflexion fondamentale quant à la nature profonde de nos motivations et de nos choix permettant de donner corps à ces interactions individuelles symbolisées par la main invisible. Encore une fois, Stiglitz s’est empressé de mettre au panier cette image de la « main invisible » sous le prétexte que si elle était invisible, c’était sans doute parce qu’elle n’existait pas… Pourtant, les récents apports de l’économie expérimentale, qui ont valu un prix Nobel à un autre Smith, nous donne une image moins faussée de la rationalité effective des comportements humains : « En effet, la défense de l’intérêt personnel se réalise non seulement dans l’interaction avec autrui, mais aussi en prenant en compte l’intérêt d’autrui, afin de mieux satisfaire son propre intérêt. La mise en évidence par l’économie expérimentale d’une grande variété de sentiments moraux qui orientent en particulier l’attention portée aux autres, ne suffit pas à justifier l’abandon de l’argument de la défense de l’intérêt personnel mais simplement à rendre celui-ci plus sophistiqués ».
Rejetant cette conception évolutionniste, la théorie économique se complait à définir un individu à la rationalité défaillante - mais qui ne correspond ni à la réalité des comportements constatés ni à la conception beaucoup plus riche qu’en avaient les économistes classiques - pour en conclure de manière quasi tautologique à la défaillance de marchés libres. On ne voit pas que le principe du « passager clandestin » s’appuie sur l’observation d’une situation bien particulière de laquelle il est bien délicat de tirer des enseignements généraux quant à la nature profonde des motivations et des sentiments qui guident l’action humaine. Cependant, sa généralisation, qui sert de base aux modèles néo-classiques contemporains, part du principe que nous sommes tous à notre insu comme « prisonnier » d’un égoïsme étroit qui nous empêcherait de prendre les décisions qu’un « agent bienveillant » serait alors en nécessité de prendre à notre place.
Jean-Louis CACCOMO, professeur à l'université de Perpignan
1. Donnez un exemple d'externalité positive, d'externalité négative, pourquoi les qualifie-t-on de positive et de négative ?
2. Quelle définition simple l'auteur donne-t-il des externalités ?
Une relation contractuelle entre deux agents A et B qui possède des répercussions positives ou négatives sur un agent C.
3. Comment faire pour que la somme des utilités privés soit l'utilité sociale en dépit des externalités ?
En général on suppose une intervention de l'Etat pour que C soit dédommagé ou au contraire imposé selon les cas.
On montrera ici que le fait pour un pollueur de payer le coût de sa pollution permet de supprimer les effets de l'externalité la plus connue. Maintenant comment inciter à des consommations ou des productions à externalité positive ? La réponse habituelle est la subvention si l'agent ne produit ou ne consommerait pas de lui même des biens à externalités positives.
4.Que sont les biens tutélaires ?
5. Quels sont les risques de l'intervention de l'Etat en matière d'externalités ?
Le marché génère des externalités positives par son libre fonctionnement (division du travail avec spécialisation, logique de l'échange), ces externalités disparaissent de par l'intervention qui gène les ajustements de marché et perturbent les calculs des intervenants (on ne produit plus en fonction de la demande du marché mais en fonction des subventions par exemple), sous prétexte de diminuer les externalités négatives, l'Etat en créerait d'autre (exemple : la subvention d'un produit agricole créé des effets externes sur la population qui paie les subventions dans ses impôts).
Les programmes agricoles publics américains et/ou européens ont contribué, dans de nombreux cas, à la dégradation de l’environnement, le niveau élevé des subventions encourageant l’usage excessif de produits chimiques (engrais et pesticides). De la même manière, le système de transport par T.G.V. a fortement contribué à réduire le temps de transport à l’intérieur du territoire français. Cette externalité positive, liée à l’action publique, profite à l’ensemble de la collectivité mais cette même action publique a également favorisé la congestion dans de nombreuses villes. Pour les propriétaires fonciers ou immobiliers de la région P.A.C.A., l’arrivée du T.G.V. à Marseille a généré des externalités positives qui se sont traduites par l’augmentation de la valeur de leur patrimoine. Mais, cette flambée des prix fut dans le même temps une externalité négative pour les locataires ou les acheteurs locaux qui subissaient l’inflation, seuls les acheteurs étrangers étant en mesure d’acquérir des propriétés dans le Sud de la France. Ce dernier exemple montre que toute action, qu’elle vienne d’une entreprise privée ou d’une collectivité publique, est génératrice de quantités d’effets externes dont la valeur négative ou positive n’est pas donnée de manière absolue.
6. Pourquoi la R&D n'est-elle pas un bien public ?
Car elle profite au découvreur avant de se banaliser.
7. Montrer en quoi l'auteur met en évidence l'absurdité de la subvention pour des consommations à externalités positives.
L'idée que pour ne pas être agréable à son voisin on se priverait soit même d'un plaisir que l'on est capable de fournir est absurde.
8. Quelles sont les motivations de l'homo oeconomicus ?
Pas seulement la recherche du profit, la sympathie aussi
9. Comment devrait-on gérer les externalités selon l'auteur ?
Dans un système de marché les externalités positives l'emportent sur les externalités négatives donc inutile d'intervenir.