Dilemme du prisonnier
Le dilemme du prisonnier
Déterminer un processus de
décision optimal
« La microéconomie
traditionnelle avait pour but de donner corps à l'intuition selon laquelle le
fonctionnement de marchés concurrentiels pouvait être efficace. La théorie des
jeux souligne au contraire l'importance des défauts de coordination inhérents
aux décisions décentralisées » [Cahuc P ; La nouvelle microéconomie, collection
Repères, La découverte, 1993, p. 23].
Voilà qui résume bien le tournant pris par la nouvelle économie depuis ces
15 dernières années alors que ce sont les organisations centralisées qui ont
fait faillite à l'Est et sont en crise dans les pays prisonniers de l'Etat-providence.
Mais les nouveaux économistes, qui inspirent nos dirigeants actuels, ne
sauraient s'arrêter à ce genre de détail en s'échinant à démontrer que les
décisions décentralisées ne peuvent être « optimales ». Elles ne sont sans doute
pas optimales mais elles ont le mérite d'exister. Ces économistes n'ont toujours
pas intégré l'idée que rien n'est optimal en ce bas monde. Ce qui devrait
intéresser un esprit scientifique, c'est ce qui existe, c'est le réel ; pas ce
qui est optimal et imaginaire.
Le principe du « dilemme du prisonnier » s'appuie sur l'observation d'une
situation bien particulière de laquelle il serait bien délicat de tirer des
enseignements généraux quant à la nature profonde des motivations et des
sentiments qui guident l'action humaine. Cependant, sa généralisation, qui sert
de base aux modèles micro-économiques contemporains, part du principe que nous
sommes tous à notre insu comme « prisonnier » d'un égoïsme étroit qui nous
empêcherait de prendre les décisions qu'un « agent bienveillant » serait alors
en droit et en nécessité de prendre à notre place. Rappelons en quelques lignes
le principe du « dilemme du prisonnier ». Deux prisonniers sont accusés d'avoir
commis ensemble un délit et sont interrogés séparément. L'officier de police
leur fait la proposition suivante : « si tu gardes le silence et si ton complice
avoue, tu feras cinq ans de prison. Si vous avouez tous les deux, vous ne ferez
que trois ans. Il est possible que ton complice garde le silence. Si tu te tais
aussi, il se peut que tu ne fasses qu'un an de prison. En revanche, si ton
complice ne dit rien et si tu avoues, on te laisse sortir dans trois mois. Tu
vois bien que si ton complice avoue, tu as intérêt à avouer ; et si ton complice
se tait, tu as encore intérêt à avouer. Alors pourquoi ne pas avouer tout de
suite ? ». Si chaque prisonnier poursuit son intérêt personnel, il aura avantage
à avouer : en gardant le silence, il prend le risque de rester cinq ans en
prison. Mais avouer n'est pas dans l'intérêt commun des deux prisonniers : en
avouant tous les deux, ils feront trois ans de prison alors que s'ils avaient
gardé le silence tous les deux, ils n'auraient pris qu'un an de prison.
Une leçon d'intérêt
général ou d'intérêt corporatiste ?
Cette histoire vise à démontrer que l'intérêt privé n'est pas le meilleur guide
pour nos décisions qui peuvent aboutir à des résultats contraires à l'intérêt
général. Ce principe sert de fondement théorique à une remise en cause
fondamentale des processus de marché et des décisions décentralisées opérant
dans ces processus, qui fonde toute la nouvelle micro-économie. Les nouveaux
économistes considèrent qu'ils ont trouvé la formule magique qui leur permet
d'affirmer que la « main invisible » de Adam Smith - sur laquelle repose toute
la philosophie libérale - n'existe pas. Sans parler du fait qu'il est dans
l'intérêt général que des malfaiteurs, dont la culpabilité est établie, restent
tous en prison, même si ce n'est évidemment pas leur « intérêt commun » de
malfaiteurs, on voit bien dans cette exemple que l'on ne définit aucunement
l'intérêt général. On se contente de l'identifier à un intérêt commun, en
l'occurrence à un intérêt corporatiste. Or, l'intérêt d'une corporation quelle
qu'elle soit (les agriculteurs, les agents de l'E.D.F., les enseignants, les
médecins.) n'a jamais fait l'intérêt général. Et l'agglomération des intérêts
corporatistes aboutit le plus souvent à l'éclatement de la cohésion sociale
plutôt qu'à son épanouissement. Lorsque les députés à l'assemblée nationale se
font les défenseurs de leurs agriculteurs, des fromages de leur région, des vins
du Languedoc-Roussillon ou autres corporations, ils sortent de leur rôle de
représentant de l'intérêt général. Ils font du lobbying. De la même manière,
lorsqu'un ministre prétend s'intéresser au bien-être des intermittents du
spectacle ou des infirmières, il agit comme le représentant d'un syndicat non
comme un représentant de l'intérêt général.
Et l'amour dans tout cela
?
C'est dire si les concepts intellectuels finissent par empoisonner les décisions
politiques. C'est pourquoi il est vital de s'assurer de leur pertinence. Mais,
puisque les économistes s'amusent à construire des histoires afin de parvenir à
des conclusions établies par avance, laissez-moi vous montrer que l'on peut
utiliser les mêmes outils pour parvenir aux conclusions opposées. Que se
passerait-il, en effet, si nos prisonniers étaient Bonnie et Clyde, éperdument
amoureux l'un de l'autre ? Par amour pour son partenaire, Bonnie préférerait se
dénoncer pour sauver Clyde tandis que Clyde agirait de la même façon. Au final,
nos deux brigands se livreraient tout de même aux autorités. Est-ce à dire que
l'amour n'est pas un sentiment « optimal » puisqu'il conduit à prendre des
décisions qui vont s'avérer néfastes collectivement à nos deux protagonistes ?
Et comment l'Etat prétendra-t-il corriger cette « défaillance » ? Dans ce cas,
il eut mieux fallu être égoïste. Ainsi, le « dilemme du prisonnier » peut nous
permettre de parvenir aux conclusions opposées : il peut être dangereux de ne
penser qu'à soi comme il peut être suicidaire de ne penser qu'à l'autre.
Jean-Louis CACCOMO, le 23 juin 2004
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