Le cauchemar de Bébert


Je suis resté quelques semaines en Afrique dans la région des Grands Lacs, ce n'était pas mon premier séjour j'avais déjà été évacué de Kigali et là je retournais dans la zone frontalière du Sud Kivu. Pete me disait que j'étais un peu comme ces mecs qui s'arrêtent pour voir des accidents en espérant que le sang dégouline bien, j'adorais le cinéma et j'aurais pu être un de ces personnages de Cronenberg dans Crash, sauf bien sûr que je préférais, à tout prendre, le sang des autres. Mais il m'en fallait plus, tout cela devait avoir un sens, il fallait que cela serve une démonstration. C'est dans les camps de réfugiés Hutu au Congo en proie à la guerre civile que je trouvais de quoi l'étayer cette démonstration.

Laurent Désiré Kabila n'avait rien de fascinant si ce n'est d'avoir été un compagnon d'arme du Che, il aurait pu être le mien aussi s'il avait cru à sa mission progressiste. Oui j'étais donc à Bukavu, capitale régionale du Sud Kivu, pas seulement pour un reportage sur les camp de réfugié mais aussi parce que c'est de là que les troupes de Kabila se remirent en marche comme à l'époque de l'aventure africaine du Che. Je voulais vivre cette aventure, je le voulais en tant que cinéaste professionnel, en tant que guérillero, pour produire des reportages qui seront primés et qui bougeront la conscience sociale. Voila c'est ça le sens. Quant à la démonstration de bonnes images frappent plus qu'un bon bouquin, et mon AK47 à moi c'est ma caméra. Tu vois toi qui me lit, quand je te dis cela je pense aux " Motivés ", Zebda tu connais hein ? Eux ont enregistré un album de chants révolutionnaires, ils ont été primés, ils ont fait trembler la droite à Toulouse et leur leader avait dit un truc du genre : " les bulletins de vote c'est nos balles ", évidemment si les bulletins de vote sont pas suffisants …. Je dis pareil, la révolution n'est pas un dîner de gala, mais c'est justement dans les dîners de gala que l'on aime les révolutionnaires. Bien sûr là encore tout est question d'image, il faut être présentable pas trop puer ni marcher dans la merde ou avoir les dents pourries, faut pas confondre le révolutionnaire avec les masses exploitées.

Je joue donc des représentations bourgeoises blanches des pays développés capitalistes, d'un côté je mets ce qui plait et de l'autre je zoome sur ce qui choque, ce qui les choque dans leur naïveté ou bien encore j'accentue le malaise, le fameux sanglot de l'homme blanc. Le bourgeois au volant de ses actions, le consommateur à la recherche du toujours plus pour toujours moins sont un peu comme ces chauffards qui sillonnent nos routes. De temps en temps ils écrasent un gamin, se rendent responsables d'un carambolage et puis ils s'arrêtent sur le bord de la route pour jouir du spectacle en se scandalisant après coup du fait que leurs bagnoles ne soient pas bridées. Le système est davantage coupable qu'ils ne le sont c'est cela qu'ils veulent entendre alors moi je leur montre que tout est la faute du capitalisme sous ses formes les plus diverses.

Comprendre la généalogie des évènements c'est remettre en cause la caractère culturel des conflits ethniques en Afrique, je le répète les hommes ne sont pas coupables, seuls les systèmes le sont. Quelques génocidaires Hutus pourront prendre la parole et expliquer la manipulation : " les causes cachées du conflit sont des intérêts impérialistes pour le contrôle des ressources naturelles. " Et si désormais les guerres tribales incessantes depuis des temps immémoriaux dégénèrent en génocide c'est grâce à la technologie de destruction occidentale. Donc focus sur les livraisons d'armes et motus sur la véritable technologie du génocide Tutsie : la machette. Oui parce que l'utilisation de la machette n'était de toute façon pas logique dans la mesure où la demande est censée susciter l'offre. Et puis si ma ficelle est grosse on doit l'utiliser car nos spectateurs ne sont pas capables de s'intéresser à l'essentiel autrement que dans le registre anecdotique. Il faut manier l'indignation avec précaution et tenir compte de la distance culturelle entre mes acteurs africains et mes spectateurs européens et américains. Ainsi la question des armes pose un vrai problème à la conscience bourgeoise alors que les armes ne sont pas mauvaises en elles mêmes, elles ne le sont qu'aux mains de milices tribales car c'est vrai le racisme le plus fanatique règne ici. Mais comment expliquer sans nuire à ma démonstration que les camps de réfugiés permettaient aux troupes de Kabila de faire transiter les armes nécessaires au renversement de Mobutu ? Toujours la même admiration pour le Che de Korda et la cécité vis-à-vis des exécutions qu'il orchestrait à la Cabana. Il faudra donc que les avions-cargos russes aux soutes remplies de vivres fassent la part belle aux armes de guerre destinées à la rébellion de Laurent Désiré, ce que je ne cachais pas précisant dans mon reportage de l'époque : " Ainsi, ces avions amenaient aux réfugiés les pois chiches qui les nourrissaient la journée et les armes qui les tuaient la nuit. Au matin, ce que ma caméra tremblante filmait dans cette jungle puante était les cadavres et les camps détruits. " Mais honnêtement qui fera la différence entre Mobutu et Kabila, je n'avais pas à justifier une révolte progressiste il me suffisait de jouer l'amalgame entre trafic d'armes et enrichissement des salauds sur le dos du Tiers Monde.

C'est ainsi que j'ai pu ensuite rentrer en Europe et proposer mes reportages dans les universités. Ma caméra et mes mots devenaient témoignage d'un occidental engagé sur le chemin de la vérité, je ne me mettais pas en scène comme Michael Moore, j'y gagnais puis j'acquis une réputation de sérieux, je devenais un chercheur, un universitaire tel que le précisait désormais mon passeport. On me sollicitait en effet pour évoquer le néo-impérialisme et ses dégâts humains, la logique du marché destructrice des sociétés traditionnelles, les aberrations de la mondialisation enfin comme synthèse de tout cela.

Puis Canal + m'a fait des propositions, ARTE recherchait de nouveaux documentaires, le Centre National de la Cinématographie et l'Association française des cinémas d'art et d'essai m'ont proposé le préfinancement de toutes mes productions à condition que je n'en change pas l'esprit. Sans le savoir les contribuables français raffolaient de mes productions … Ils allaient être servis, troisième voyage tous frais payés dans un palace à touristes de Dar El Salam afin de préparer un reportage choc à traitement grand public qui " dénonce le pillage des ressources du Tiers Monde par les pays riches tout en contribuant à la destruction des populations en exacerbant les conflits internes. " Il va me falloir montrer que certains s'enrichissent de l'extrême pauvreté, que les travailleurs noirs sont exploités par des maîtres blancs, que les gamins crèvent la gueule ouverte. Pour faire dans l'air du temps je devrais rajouter un ou deux ravages écologiques, la perversion des mœurs et un complot à la Thierry Meissan. Ce n'est pas facile de coller tout cela ensemble, un peu caricatural et confus mais c'est pratiquement un film de commande, assuré de sa projection en salle, et pas seulement dans les ciné clubs mais aussi chez MK2.

J'avais pensé à un truc qui se passerait sur les rives du lac Victoria, un projet de développement foireux de l'OCDE y avait introduit des perches, lesquelles réduirent à néant les autres poissons. Atteinte à la biodiversité, pas mal ça, il faudrait juste que je change les promoteurs du projet pour éviter de casser la dynamique de l'aide internationale. Des colons amateurs de pêche sportive, pourquoi pas, des firmes multinationales décidées à faire de l'exportation de poisson alors que la population souffre de famine ? Parfait cela, d'abord le colonialisme destructeur des équilibres naturels ensuite les multinationales qui tirent les marrons du feu. Je retiens, disons que je filme Mwanza sur les bords du Victoria. Doigts en carré comme un objectif, zoom sur un gamin qui récupère des têtes de poissons dans une pêcherie misérable, ne rigole pas surtout Abdou, putain non ne rigole pas. Il croque dans la tête crue, ça pue si seulement on pouvait passer cela en odorama. Derrière, un amoncellement de carcasses de poissons, y en a des putréfiés dans le lot ? Jetés, incinérés, où cela ? Non va les chercher Abdou étale les là. Et les carcasses tu en fais quoi, tu les ramènes à ta famille pour les nourrir alors que la chair est exportée vers les pays riches, c'est ça hein et ton père il en garde un peu pour nourrir les prostituées de Mwanza qui se montreraient gentilles ? Je me disais aussi que les putes puaient particulièrement de la gueule ici, je croyais que c'était le sida qui faisait cela.

Voila comment j'imagine les scènes, il faudra bousiller pas mal de pellicules, faire beaucoup de coupes si on se met à déconner mais le budget nous permettrait quelques libertés. Le coup des têtes de poissons et des charognes consommées ça suffirait déjà à notre démonstration, quel blanc sait que la tête est la partie la plus appréciée du poisson en Afrique et que les carcasses ne servent qu'à nourrir le bétail ? Quant au développement d'une bourgeoisie locale noire liée à l'industrie du poisson pas la peine de s'attarder certains en déduiraient des conneries, Pete évitera aussi de filmer les voitures, les routes et le centre urbain, on en reste juste au bidonville c'est l'essentiel non. Afrique exploitée = bidonville point.

L'histoire était bien partie, mais je pouvais faire mieux en balançant un ami russe pilote d'avions-cargos et en lançant une rumeur. Car si j'ai choisi Mwanza ce n'est pas seulement pour ses perches, mais aussi parce qu'au cours d'une halte technique un Antonov avait dû atterrir sur l'aéroport local avec 35 tonnes d'armes dans ses soutes, embarquées à Tel Aviv elles partaient pour l'Ouganda. Sur place on pouvait demander à la population si elle était au courant de cette histoire en rajoutant que les armes étaient livrées à Mwanza, voire qu'elles servaient à payer le poisson. L'exportation de perches ne se faisait d'ailleurs pas au bénéfices de multinationales russes des fois ? Elles auraient pu acheter des armes en Israël avec et les revendre aux Africains. Bingo, on prive les Africains de nourriture pour leur refourguer des armes, bien sûr il suffirait de vérifier un peu pour se rendre compte que 74 % du poisson est consommé sur place… De toute façon Youri est là pour témoigner du contraire et nous servir quelques histoires de mafieux sur fond de traite des noires, ou encore de pilotes sidéens plombant les filles du coin. Au besoin je pourrais recycler ma banque d'images, je dois avoir un truc qui date de fin 1997 avec des soldats noirs chargés de caisses de munitions déchargées d'un cargo dans le cadre d'une mission de l'ONU en soutien au gouvernement du Sierra-Léonais Ahmad Tejan Kabah.

Bien évidemment cette petite histoire n'est pas tirée des carnets d'Hubert Sauter ni de son reportage " Le cauchemar de Darwin ", primé du César 2006 du meilleur premier film, de l'Oscar 2006 du meilleur reportage, ainsi que de 9 autres grands prix du cinéma européen et canadien. Un film qui a été vu par un million de spectateurs dans 50 pays, dont 400 000 Français parmi lesquels beaucoup d'élèves des écoles. Un film qui a subi la contre-enquête de François Garçon, professeur à Paris 1 qui en dévoile tous les bidonnages mais que selon Judith Bernard : " il ne faut pas prendre pour une enquête, un documentaire ou un reportage, mais pour ce qu'il est, selon elle : un conte, un récit, que les occidentaux ont perçu comme un documentaire. Les occidentaux l'auraient assimilé comme tel en mettant en place des connexions logiques de la narration à des endroits où il n'y en avait pas du fait de la nature du document ".

Ma petite histoire est donc à prendre à ce même niveau.

 

Xavier PREGENTIL, le 10 mai 2006