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Barbarie sociale
On aurait dû réfléchir à ceci qu'il y a des sociétés d'abeilles et de fourmis où les pensées et les actions sont rigoureusement communes, où le salut public est adoré sans calcul et sans hypocrisie, et où nous n'apercevons pourtant ni progrès, ni justice, ni charité. Mais bien mieux, les sociologues ont prouvé, par mille documents concordants, que les hommes primitifs, forment des sociétés avec des castes, des coutumes, des lois, des règlements, des rites, des formalités qui tiennent les individus dans un rigoureux esclavage ; esclavage religieusement adoré ; mais c'est encore trop peu dire ; l'individu ne se pense pas lui-même ; il ne se sépare nullement, ni en pensée, ni en action, du groupe social, auquel il est lié comme mon bras est lié à mon corps. Le mot religion exprime même très mal cette pensée rigoureusement commune, ou mieux cette vie rigoureusement commune, où le citoyen ne se distingue pas plus de la cité que l'enfant ne se distingue de sa mère pendant qu'elle le porte dans ses flancs. Le moteur du progrès est la révolte individuelle La société la plus fortement nouée repousse de toutes ses forces tout ce qui ressemble à la science, à l'invention, à la conquête des forces, à tout ce qui a assuré la domination de l'homme sur la planète. Et il est très vrai que l'homme, en cet état de dépendance, n'avait point de vices à proprement parler ; mais on peut bien dire que la société les avait tous, car elle agissait comme une bête sans conscience ; de là des guerres et des sacrifices humains, une fourmilière humaine, une ruche humaine en somme. Et donc le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l'individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l'esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c'est toujours dans l'individu que l'humanité se retrouve, toujours dans la société que la barbarie se retrouve. ALAIN (17/04/1911) |